mardi 22 octobre 2024

L'HOMME INUTILE

Une économie politique du populisme

Pierre-Noël GIRAUD

Odile Jacob, 2015

INTRODUCTION

 « « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne » (René DESCARTES, Discours de la méthode) » (p. 9).

« Comme le disait si bien Joan ROBINSON dès 1962 : « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de ne pas être exploité du tout » [J. Robinson, Philosophie économique, trad. B. Stora, Gallimard, 1967] » (p. 9).

« Dès 1996, dans L’Inégalité du monde [Gallimard, « Folio actuel », 1996 (rééd. Prévue en 2018)], j’avais moi-même étudié la dynamique des inégalités de revenus et les moyens de les réduire » (p. 10).

« [Voir par exemple les livres de A. B. Atkinson, Inequality : What can be done ?, Harvard University Press, 2015 ; B. Milhanovic, Global Inequality : A New Approach for the Age of Globalization, Harvad University Press, 2016 ; T. Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013 ; J. E. Stiglitz, The Price of Inequality : How Today’s Divided Society Endangers Our Future, W. W. Norton, 2013] » (p. 10).

« [J. D. Ostry, A. Berg, C. G. Tsangarides, « Redistribution, inequality, and growth », IMF Staff Discussion Note, 2014, SDN 14/02 ; F. Cingano, « Trends in income inequality and its impact on economic growth », OECD Social, Employment and Migration Working Papers, 2014, n° 163] » (p. 11).

CHAPITRE 1 : L’homme inutile

L’« INUTILITÉ »

« [L’« inutilité » de certains hommes est un concept ancien chez les historiens et les sociologues. Bronislaw Geremek (dans Truands et misérables dans l’Europe moderne. 1350-1600, Gallimard, 1980) cite une ordonnance du Moyen-Âge qualifiant les vagabonds, ceux qui n’entraient pas dans les cadres normaux du travail de l’époque (paysannerie et corporations d’artisans) de pondus inutile terrae, des « poids inutiles sur terre ». Robert Castel reprend les termes d’« inutiles au monde » et de « surnuméraires » dans Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Fayard, 1995. Pour Castel, ils apparaissent de nouveau aujourd’hui en raison du processus de « désaffiliation » qu’engendre la destruction progressive de l’« État social », c’est-à-dire la disparition des droits sociaux et de la stabilité attachés à l’exercice du travail salarié et le développement de la précarité] (p. 15).

 Inutile aux autres

Inutile à soi-même

Trappes et masses

« L’inutilité à soi vient donc de ce qu’on est pris dans une trappe ou une nasse. Trappe désigne deux choses : une porte et la cavité qu’elle ferme. La trappe-porte ne s’ouvre généralement pas de l’intérieur, voilà pourquoi l’ensemble constitue une trappe. Être inutile, c’est se trouver dans une trappe au second sens d’un cul-de-sac, d’un cul-de-basse-fosse, d’une soute, d’une cave, fermée par une trappe au premier sens : une porte que l’on ne peut franchir car elle est verrouillée de l’extérieur. Ou si l’on préfère – pour ne pas être dans le « tout ou rien », dans l’« ouvert ou fermé » – être inutile à soi, c’est être pris dans une « nasse », dont la sortie est une porte étroite, très difficile à refranchir dans le sens de la sortie quand on l’a fait dans le sens de l’entrée ou quand on est né dans cette nasse. Dans une trappe ou une nasse d’inutilité, on n’a accès ni à l’argent, ni à l’acquisition de connaissances, ni même aux rapports et réseaux sociaux, qui permettraient au prix d’un effort individuel exceptionnel de s’en échapper. De plus, on perd les compétences qu’on possédait avant de devenir inutile. Et cela peut aller très vite. Ainsi les statistiques de Pôle emploi montrent qu’en France, après douze mois de chômage, la probabilité de trouver un emploi dans le mois qui suit n’est plus que de 3% » (p. 19-20).

Le double critère de l’identité

« L’inutilité aux autres relève d’un critère de Pareto : les inutiles « coûtent » aux utiles, et ce coût pourrait leur être épargné [Le critère de Pareto, rappelons-le, pose qu’une action économique, une politique publique par exemple, est recommandable si elle améliore le sort de quelques-uns sans déranger celui des autres. Une situation « Pareto optimale » est une situation où aucune amélioration de ce type n’est plus possible]. À vrai dire, un grand nombre de gens sont dans la situation d’imposer aux autres un coût, alors qu’il serait possible de l’éviter, et parmi ces derniers, bon nombre de très riches rentiers de spéculateurs : eux aussi « coûtent » aux autres, et ce coût pourrait être annulé. C’est donc l’inutilité à soi qui est discriminante dans notre définition. L’inutilité à soi – être enfermé dans une trappe ou une nasse sans possibilité d’évoluer – n’engendre pas systématiquement pour les autres un coût pécuniaire direct mais toujours un « manque à gagner » en productivité. La supprimer serait également une évolution « bonne pour tous », une amélioration au sens de Pareto » (p. 20).

Inutilité et exclusion

« L’inutilité a bien sûr à voir avec certaines formes d’exclusion. Mais le terme d’exclusion, bien que, et parce que, fort à la mode, reste très vague si l’on ne précise ni de quoi on est exclu ni le caractère temporaire, réversible ou pas, de cette exclusion. On peut être exclu de certains services publics, de certains milieux sociaux, de certains cercles, de certains lieux, de certaines professions, de certaines opportunités, pour beaucoup de raisons – handicap, maladie, nationalité, religion, genre, lesquelles sont des différences dont se saisissent et s’alimentent les racismes, à l’instar du nazisme, mais aussi les fanatismes religieux, les préférences sexuelles, les misanthropies personnelles, etc. – sans pour autant engendrer un homme inutile au sens économique. En revanche, une exclusion de ce type peut prédisposer à l’inutilité économique. Il est clair qu’aujourd’hui en France le racisme à l’égard des « jeunes issus de l’immigration » est une forme d’exclusion qui favorise leur enfermement dans des trappes d’inutilité économique. De même, sortir de l’école sans savoir lire et écrire conduit inévitablement ou presque à l’inutilité économique » (p. 21-22)

Objection possible : l’inutilité heureuse

LES HOMMES INUTILES D’AUJOURD’HUI

Les pays rattrapés

« Aux États-Unis, Nicholas Eberstadt, dans Men Without Work. America’s Invisible Crisis, publié en 2016 (« L’homme sans travail. La crise invisible de l’Amérique, non traduit en français), calcule et montre un graphique impressionnant. Il donne l’évolution depuis 1947, parmi les hommes de 25 à 54 ans, du nombre des chômeurs et surtout de ceux qui sont « non included in the labor force, NIFL » (non inclus dans la force de travail). C’est-à-dire les hommes en âge de travailler, mais qui ne se présentent pas sur le marché du travail » (p. 24).

« Aux États-Unis, en 2012, on comptait 46,5 millions de pauvres : 23 % des pauvres étaient des working poors, soit 10,6 millions. Ils représentaient 7 % de la force de travail totale [Source : US Bureau of Labor Statistics, A Profile of the Working Poor, 2012, BLS Report, 2014. Définition des working poors : « Personnes qui ont passé 27 semaines ou plus dans l’année dans la « force de travail » soit à travailler, soit à rechercher du travail mais dont les revenus tombent en dessous du seuil de pauvreté. »]. On comptait également 2,4 millions de prisonniers » (p. 24).

« Dans l’Union européenne, le nombre de personnes « exposées au risque de pauvreté après transferts sociaux » (le seuil de pauvreté est défini dans l’UE comme 60 % du revenu médian) était de 73 millions en 2005 et de 87 millions en 2015. En Allemagne, il est passé de 10 à 13,5 millions. Parmi les chômeurs, le taux de ceux qui sont exposés à ce risque de pauvreté après transferts sociaux était de 40 % en 2005 et de 48 % en 2015. Ce taux atteint 69 % en Allemagne. Le nombre des personnes en situation de privation matérielle sévère [Le taux de privation matérielle sévère correspond à l’incapacité forcée à couvrir les dépenses liées à au moins quatre des neuf éléments suivants : paiement du loyer, d’un emprunt hypothécaire ou des factures d’eau/gaz/électricité ; chauffage adapté du logement ; dépenses imprévues ; consommation régulière de viande ou d’une autre source de protéines ; vacances ; téléviseur ; réfrigérateur ; voiture ; téléphone] dans les dix-neuf pays de zone euro était de 18,4 millions en 2007, de 25,7 millions en 2012, pour revenir à 22,6 millions en 2016. Le nombre de bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) [Le RSA, « revenu de solidarité active » est en France, avec l’« allocation de solidarité pour les personnes âgées » communément appelée : « minimum vieillesse », la principale allocation de « survie ». Y ont droit (mais en pratique tous les ayants droit ne le demandent pas, soit qu’ils sont mal informés, soit rebutés par les démarches à faire) tous les adultes de plus de 25 ans qui n’ont aucun autre revenu, mais pas les étudiants en attente d’un premier travail. En 2017, il est de 545 euros par mois, alors que le seuil de pauvreté pour une personne seule est de 900 euros par mois] en France a doublé de 1993 à 2014, passant de 0,8 million à 1,6 million » (p. 25-26).

Les pays émergents et stagnants

« À titre d’ordre de grandeur, le nombre d’habitants en bidonvilles dans les pays pauvres a crû de 650 à 863 millions entre 1990 et 2012, tandis qu’on s’attend à ce que la population urbaine augmente d’ici à 2050 de 590 millions en Asie du Sud (passant de 624 à 1.214 millions) et de 778 millions en Afrique subsaharienne (de 359 à 1.137 millions). Tous les urbains en bidonvilles ne seront pas inutiles, mais des centaines de millions le seront » (p. 26-27).

« On peut considérer les paysans dans l’« extrême pauvreté » selon l’ONU, c’est-à-dire ceux dont les revenus sont inférieurs à 1,5 dollar par jour, comme des hommes inutiles selon ma définition. En effet, ce sont pour l’essentiel des paysans en quasi-autarcie, dont le seul horizon est de survivre ainsi jusqu’à la fin de leurs jours ou de rejoindre l’inutilité urbaine. Or, entre 1988 et 2008, l’extrême pauvreté rurale (moins de 1,5 dollar par jour) a régressé en Asie de l’EST, en Chine donc, de 526 à 117 millions, stagné en Asie du Sud de 468 à 503 millions et nettement augmenté en Afrique subsaharienne de 172 à 306 millions [Source : International Fund for Agricultural Development (IFAD), une agence de l’ONU] » (p. 27).

POURQUOI LES INÉGALITÉS IMPORTENT

« Ricardo écrivait en 1820 à Malthus : « L’économie politique est selon vous une enquête sur la nature et les causes de la richesse. J’estime au contraire qu’elle doit être définie comme une enquête au sujet de la répartition du produit de l’industrie entre les classes qui concourent à sa formation. On ne peut rapporter à aucune loi la quantité de richesses produites, mais on peut en imaginer une assez satisfaisante à leur répartition. De jour en jour, je suis plus convaincu que la première étude est vaine et décevante et que la seconde constitue l’objet propre de la science ».

Suivant en cela Pareto, je considère que l’objet central de l’économie est la répartition des richesses et donc les inégalités de revenus et plus généralement les inégalités d’accès aux biens de ce monde, et non pas la « croissance » du volume des biens produits dans ce monde, dont la mesure est par ailleurs difficile et à juste titre controversée.

Considérons en effet les débats actuels sur la globalisation, l’environnement, la croissance et la décroissance, la transition écologique, l’endettement public et privé, la stabilité du système financier, la critique du PIB. Au cœur de tous les débats réside toujours une question d’inégalités.

Par exemple, quand on s’inquiète d’une croissance insuffisante dans les pays riches, c’est qu’on a un chômage élevé, sinon on ne s’en soucierait pas. Les débats sur les moyens de réduire le chômage se résument ainsi : faut-il soutenir la consommation ou l’investissement ? Investissements publics ou privés ? Faut-il pratiquer une politique « de l’offre » ou « de la demande », ou les articuler dans le temps en mêlant adroitement « efficacité et équité » ? Faut-il « flexibiliser » le marché du travail ? Tous ces débats portent en réalité sur la répartition, donc sur l’évolution de certaines inégalités. Dans les pays émergents, on cherche la croissance « à tout prix » parce que les gens ne voient pas pourquoi on y vivrait moins bien que dans les pays les plus riches. Le rattrapage des niveaux de vie, la réduction des inégalités internationales, est un objectif collectif légitime ; la question des inégalités internes lui est provisoirement subordonnée. Dans les pays riches, comme émergents, les questions de croissance sont donc toujours des questions d’inégalités.

La croissance du PIB n’est jamais souhaitable en soi puisqu’elle peut bien dissimuler une sévère décroissance du « bien-être » (par consommation excessive du capital naturel et aggravation des inégalités). Ce point est désormais largement admis. Ce qui l’est moins, c’est la conséquence : au-delà des apparences et des mots employés, tous les débats économiques actuels mettent en jeu des questions d’inégalités. Je le soutiens pour trois raisons.

Premièrement, l’inégalité est le moteur subjectif fondamental des comportements : on lutte pour la réduire contre ceux qui veulent l’accroître. Le comportement « accumulateur de monnaie », dont les psychanalystes ne manquent pas de souligner qu’il exprime une pulsion anale, ne se conçoit pas d’un homme isolé : il ne sert à rien d’être riche s’il n’y a pas de pauvres. Réciproquement, au-delà du niveau de survie, on ne se sent pauvre et on ne lutte pour améliorer son sort que parce qu’il y a des riches qu’on considère comme injustement riches.

En second lieu, les inégalités sont le déterminant principal de l’indicateur ultime mais insaisissable de la « qualité » du système économique : le « bien-être » des individus. Comme le bon sens l’indique et comme de nombreuses études sociologiques le confirment, au-delà du niveau de survie, le sentiment de bien-être dépend principalement des inégalités avec les autres. Richesse et pauvreté sont des notions relatives. Et l’on peut constater ainsi que chaque société tolère un certain degré d’inégalités économiques, au- delà duquel elle entre en situation de conflits allant jusqu’aux affrontements violents. Ce niveau d’inégalités « socialement acceptables » varie selon les cultures : il est sans doute plus bas en France et en Chine qu’en Inde et aux États-Unis, pour des raisons différentes. Si bien qu’une politique agissant sur les inégalités peut a priori être perçue comme bonne dans une culture et pas dans une autre.

Troisièmement, les inégalités sont assez facilement mesurables. En revanche, la mesure de la croissance du bien-être se heurte à des difficultés largement connues. En témoigne la grande difficulté à mesurer sur la longue période la croissance du bien-être simplement matériel. Certes, on sait bien que depuis la révolution industrielle, presque tous les aspects de la vie matérielle ont été bouleversées : facilités de déplacement et de communication, confort de l’habitation, qualité de la nourriture. Mais qu’en est-il du bien-être ? Et du bien-être de qui parle-t-on ? Comment, par exemple, comparer la vie du paysan pauvre français du XVIIIe siècle avec celle d’un ouvrier africain sans papiers, qui habite une chambre de six d’un foyer insalubre et fait la plonge dans un restaurant de la région parisienne ? Selon Angus Maddison, les revenus moyens en France étaient de 100 euros en 1700 et de 2.500 euros en 2012 – un rapport de 1 à 25 [Voir A. Maddison, L’Économie mondiale. Une perspective millénaire, OCDE, 2001]. En faisant l’hypothèse que les bas revenus sont dans le même rapport que les revenus moyens, c’est-à-dire que le degré d’inégalités est resté le même, le sans-papiers d’aujourd’hui gagnerait donc 25 fois que le paysan pauvre du XVIIIe siècle… Qui soutiendra sérieusement qu’il « vit 25 fois mieux » ? C’est assez dire que ces mesures de croissance sur la longue période ne mesurent pas grand-chose de l’évolution du bien-être et ne disent rien aux consciences.

Les inégalités elles-mêmes prennent des formes très diverses. Des auteurs tels qu’Atkinson, Milhanovic, Piketty, Stiglitz, ont pour l’essentiel travaillé sur les inégalités des revenus, de consommation, de patrimoine. Mais des inégalités plus profondes encore déterminent largement les précédentes, ce sont les inégalités d’accès : à la santé, aux formations, au crédit, aux autres à travers des villes efficaces, à la vie sociale et politique et enfin au capital naturel. Elles ont également fait l’objet de recherches quoique moins nombreuses, celles d’Angus Deaton [A. Deaton, The Great Escape, Health, Wealth and the Origins of Inequalities, Princeton University Press, 2013] par exemple. Nous verrons leur importance pour expliquer l’inutilité.

Nous avons rappelé pourquoi les inégalités importent et parmi elles l’inutilité. Pour les hiérarchiser et choisir nos priorités, il faut maintenant nous tourner vers la philosophie morale et politique, qui discute des critères de choix et des « valeurs » qui les fondent » (p. 28-30).

LA SOCIÉTÉ « JUSTE » SELON RAWLS ET SEN

« Les spécialistes de philosophie politique anglo-saxonne, de Rawls et Sen en particulier, ne trouveront pas ici une discussion approfondie originale de ces deux auteurs. Je ne propose qu’une traduction extrêmement simplifiée de leur pensée afin de définir deux critères de « justice » économique, exprimés en termes économiques simples et volontairement contrastés. Pour John Rawls [J. Rawls, Justice as Fairness. A Restattement, Erin Kelly, 2001], une société « juste » peut être définie par l’exercice de pensée suivant. Supposons que les hommes se rassemblent sous un « voile d’ignorance » de ce qu’est et sera leur position dans la vie : leur état de santé, leur milieu de naissance, leurs études, les relations qu’ils ont et pourront nouer avec d’autres. Sous ce voile, ils délibèrent afin d’élaborer des règles de justice acceptables pour tous. Selon Rawls, ils parviendraient aux règles « minimales » suivants : 1) tout le monde doit disposer d’un « panier de biens premiers », ceux qui sont indispensables non seulement à la survie mais aussi à une vie « digne » ; 2) au-delà de ce minimum, les inégalités ne sont pas tolérables que si elles résultent d’une liberté formelle totale d’accès de tous les individus à toutes les positions dans la société. N’importe quel slum dog intouchable doit pouvoir en droit devenir « millionnaire », le président de l’Inde ou Bill Gates ; 3) les inégalités peuvent croître tant qu’elles restent « efficaces », c’est-à-dire tant que leur croissance améliore le sort des plus défavorisés. Il s’agit donc d’un critère d’équité – égalité des chances – et d’un critère de liberté. En simplifiant à l’excès dans le cadre analytique de l’économie et en mesurant le « bien-être » à l’aune du revenu monétaire, on dira : « Dans le cadre d’une liberté économique totale de tous les acteurs, si le panier de biens premiers est de 50, mieux vaut, selon le critère de Rawls, une société où les riches gagnent 2.000 et les pauvres 200 qu’une société où les riches gagnent 500 et les pauvres 100 ». Selon ce critère, une politique économique est donc « juste » si elle améliore le sort des plus défavorisés, indépendamment de l’évolution des inégalités de revenus entre eux et le plus riches.

Ainsi traduit en termes économiques, le critère de Rawls est en vérité un avatar de celui de Pareto. Le passage de 100-500 à 200.2000 est une nette amélioration paretienne : personne n’y perd. Cela suppose des marchés concurrentiels, donc le libre accès de tous à tous les marchés, y compris les marchés de la formation supposés permettre d’accéder, au prix d’un effort personnel, à n’importe quelle position dans le monde. C’est la condition de « liberté » nécessaire chez Rawls à l’efficacité des inégalités. Le critère de Rawls, tel que nous l’avons simplifié, est donc un critère de Pareto – avec une politique rawlsienne, personne n’est perdant dans l’absolu – complété d’un minimum de dotation initiale.

Le critère de Rawls tombe par conséquent sous le coup des critiques classiques du critère parétien. Il néglige le fait que les acteurs peuvent aussi être sensibles, non seulement à leur situation absolue (par rapport au passé, leur sort s’améliore-t-il ou pas ?), mais aussi à leur situation relative (les inégalités entre eux et les autres augmentent-elles ou pas ?). Que doit-on faire si, par exemple, sous le « voile d’ignorance » de Rawls se forme une forte minorité qui veut une « société des égaux » ? Faudra-t-il exercer sur elle la dictature de la majorité, pour qui les inégalités n’importeraient pas tant qu’elles sont efficaces et améliorent le sort des plus pauvres ? Ou encore, qui nous dit que les préférences collectives exprimées sous ce voile n’ajouteraient pas, par consensus, une quatrième condition à une société juste : il ne faut pas que les inégalités dépassent un certain seuil ? Enfin, même si on accepte cette indifférence aux inégalités que retient Rawls après Pareto, reste une difficulté qui tient à la définition du panier de biens premiers auxquels tout le monde, au départ, a droit. Ce panier peut être très variable, allant de celui qui permet à peine de survivre dans une abjecte misère à celui qu’exige une conception élevée de la « vie digne ».

Amartya Sen intervient dans ce débat. Pour lui le critère d’une société juste doit être « la liberté [substantielle et pas seulement formelle – c’est Sen qui souligne], envisagée sous la forme des capacités dont disposent les personnes d’accomplir ce qu’elles ont raison de vouloir accomplir [A. Sen, A New Economic Model : Development, Justice and Freedom, Oxford University Press, 1991, trad. Fr. M. Bessières, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2000, p. 65] ». Sen met ainsi d’emblée l’accent sur des inégalités d’accès, sur les « libertés réelles » et non pas seulement de droit. Il définit les « libertés substantielles » comme « l’ensemble des capacités élémentaires, telles que la faculté d’échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable et à la mortalité prématurée, aussi bien que les libertés qui découlent de l’alphabétisation, de la participation politique ouverte, de la libre expression [Ibid., p. 42] ». Même s’il n’emploie pas le mot, Sen définit donc un seuil : le « panier minimum » de capacités est celui qui permet : 1) de vivre avec une espérance de vie proche de la moyenne ; 2) l’accès à l’éducation de base et à une certaine liberté politique. Au-delà, la liberté d’accès à d’autres capacités, celles qui permettraient d’améliorer encore plus nettement sa situation relative, n’est pas précisée.

Sen ne nous dit qu’une chose : les capacités accessibles à chacun doivent lui permettre de vivre comme il a « raison de vouloir vivre ». Mais quelle est pour chacun cette « volonté raisonnable » ? Remarquons qu’un état du monde où chacun a les moyens de vivre la vie qu’il a « raison de vouloir vivre » ressemble fort à la promesse communiste : « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités. » Pour parvenir à une société réalisant les « souhaits raisonnables » de chacun, il faudrait en effet que les opportunités soient les mêmes pour tous en tout temps. Il faudrait donc que toutes les capacités non strictement individuelles, mais culturelles et relationnelles, c’est-à-dire presque toutes, soient également accessibles à tous pendant toute la vie. Il faudrait en particulier avoir la liberté et les moyens de se former tout au long de sa vie. Cependant, Sen ne précise pas quelles sont les capacités qui, au-delà des capacités élémentaires minimales, devraient pouvoir être acquises par chacun. Ainsi, le critère de Sen peut-il s’interpréter comme un critère d’égalité absolue entre « hommes raisonnables », et son application à tous exigerait une société largement affranchie du règne de la nécessité. Aujourd’hui, l’usage du critère de Sen exige donc en pratique d’en limiter la portée : il faut définir de manière limitative les « capacités élémentaires » et donc le degré d’inégalité « raisonnable ».

Notons aussi qu’en spécifiant la diversité et le caractère souvent non monétaire des « capacités élémentaires », Sen a contribué à souligner l’importance des inégalités d’accès et à justifier, au plan théorique, la multiplication des « indicateurs de développement humain », qui complètent désormais les revenus monétaires dans l’évaluation des capacités dont disposent les hommes.

Rawls et Sen répondent donc différemment aux deux questions issues des « délibérations sous le voile » : quel seuil minimum ? Quelle règle pour les inégalités au-delà du seuil ? À celles-ci, Rawls répond : un panier de biens premiers et inégalité efficace. Quant à Sen : un minimum de capacités élémentaires et la liberté d’accès, tout au long de l’existence, à des capacités plus larges permettant la vie que l’on peut « raisonnablement » souhaiter. Selon Rawls, il suffit que chacun ait un panier de biens premiers donnant l’« égalité des chances au départ ». Ensuite, « à Dieu vat ! », pourvu que la société soit libre et que les richesses croissantes des riches « ruissellent » en partie vers les pauvres. Le critère de Sen, lui, peut s’interpréter comme une forme actuelle, radicale, du critère d’égalité : il ne porte pas sur le niveau des richesses disponibles et donc sur les fins de l’organisation économique, mais sur les capacités et donc sur les moyens donnés à chacun ; il exige pour chacun les libertés substantielles qui lui permettent d’avoir la vie qu’il peut raisonnablement souhaiter.

L’intérêt de ce débat est donc qu’il définit avec précision ce sur quoi doit porter la délibération politique et quelle doit être la « valeur » éthique justifiant le choix. Le panier de biens premiers et la valeur d’équité (égalité des chances au départ) pour Rawls. Pour Sen, les capacités élémentaires, dont l’ensemble dépend d’une valeur d’égalité, du choix d’un niveau d’inégalité « raisonnable ». Nous allons voir comment les gouvernements ont jusqu’ici utilisé ces critères au plan international, puis comment ils nous permettront de justifier notre choix d’objectif » (p. 31-34).

OBJECTIFS CONSENSUELS PRÉSENTS

Qu’est-ce qu’être pauvre ?

Les « objectifs du millénaire pour le développement » (OMD)

« Dans les années 1990 et 2000, les inégalités de revenus en tant que telles n’étaient pas considérées comme gênantes pour la réduction de la pauvreté. On croyait au contraire à un effet mécanique de la « croissance » sur la réduction de l’extrême pauvreté. La théorie économique dominante était celle du « ruissellement » (trickling-down) : la richesse des plus riches finit par « ruisseler » du haut vers le bas de la société et par tirer vers le haut même les plus pauvres. Comme, de plus, les riches étaient censés investir plus que les pauvres et qu’on recherchait la croissance du PIB comme moyen essentiel de réduire la pauvreté, il ne fallait surtout pas, selon cette théorie, chercher à réduire les inégalités. Quant aux inégalités d’accès, elles n’ont pas été réduites autant que prévu, du moins pas toutes, en raison d’un effort d’investissement humain et matériel insuffisant, ce qui renvoie de nouveau aux inégalités internes de revenus : spontanément et avec les systèmes fiscaux en vigueur, les riches n’ont pas assez investi dans les pauvres et encore moins dans les inutiles » (p. 38-39).

Réduire les inégalités ?

« Dans son rapport thématique de janvier 2015, Oxfam, citant des données du Crédit Suisse, affirme : « En 2014, les 1 % les plus riches détenaient 48 % des richesses mondiales, laissant 52 % aux 99 % restants. La quasi-totalité de ces 52 % sont aux mains des 20 % les plus riches. En définitive, 80 % de la population mondiale doit se contenter de seulement5,5 % des richesses [D. Hardoon, Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout, Oxfam, 2015 (http://oxf.am/Ziw6)] » (p.40).

« Les allègements fiscaux dont ont bénéficié les plus riches et qui ont contribué à l’explosion des inégalités de revenus, aux États-Unis par exemple, ont réduit les dépenses publiques en formation et santé, tandis que les plus pauvres s’appauvrissaient. Il en résulte un investissement insuffisant dans le « capital humain » qui bride la « croissance potentielle » des revenus, y compris et avant tout ceux des plus pauvres. De plus, l’« ascenseur social » tombe en panne sous l’effet d’une différenciation des systèmes de formation entre celui qui est réservé (malgré de rares bourses alibis) aux riches et à leurs « héritiers », un système de plus en plus privé et cher, et un système public en voie de délabrement dévolu aux pauvres. On a donc une inégalité croissante d’accès à des « capacités » élémentaires au sens de Sen, qui dégrade la qualité du panier de biens premiers pour les plus pauvres et donc le degré d’équité de la société » (p. 41).

INUTILITÉ ET POLITIQUE

« Constatons simplement à ce stade que, si nous appelons « prolétaire », pour faire court, celle ou celui qui se contente d’un salaire de subsistance dans la société dans laquelle il vit, alors il est clair qu’il y a plus de trente ans que la fragmentation des « prolétaires » des ex-pays riches est bien engagée. Fragmentation entre les ouvriers d’usine de moins en moins nombreux et des employés très divers, distinction entre ceux qui bénéficient de contrats de travail salarié stables et les précaires, entre ouvriers étrangers ou simplement d’« origine étrangère » et ceux qui se déclarent « autochtones », « chez eux ». Quant à la bourgeoisie, elle s’est comme dématérialisée. Elle n’apparaît aujourd’hui, aux yeux mêmes de ses critiques radicaux, que sous forme d’une entité abstraite : « la finance », irréelle, cosmopolite, déstabilisatrice, parasitaire, prédatrice, aggravant les inégalités. Une autre forme de cette illusion est la désignation unanime du « trader » comme bouc émissaire dans la crise de 2008, alors que, semble-t-il, sont très bien supportés l’enrichissement des vedettes du sport et des spectacles et même la corruption croissante des hommes politiques. La réalité est que s’est constitué un réseau de firmes globales parfaitement nomades, banques et fonds compris, qui mettent en concurrence acharnée tous les territoires » (p. 42-43).

JUSTIFICATION DU CHOIX DU CRITÈRE

CHAPITRE 2 : L’adieu à Malthus

« En économie, partir de la démographie est indispensable, c’est la grande leçon d’Alfred Sauvy. Si, comme je le soutiens, il existe aujourd’hui un nombre croissant d’hommes superflus, sans activité, inutiles, n’est-ce pas avant tout parce que nous sommes, compte tenu de nos techniques, trop nombreux pour les ressources de la planète ? Claude Lévi-Strauss le pensait à la fin de sa vie [Voir C. Lévi-Strauss, « La difficulté croissante de vivre ensemble… », Le Nouvel Observateur, 9 juin 2005. On trouve des propos similaires dans un entretien avec Didier Éribon, Le Nouvel Observateur du 10 octobre 2002 (n° 1979). En vérité, cette crainte quant au nombre d’hommes ne date pas de la fin de vie de Claude Lévi-Strauss, même si elle s’y exprime plus fréquemment. On la trouve déjà dans Tristes tropiques]. C’est ce sur quoi nous alerte Jared Diamond : notre civilisation serait menacée d’« effondrement » par la surexploitation de la nature, comme en auraient été victimes les habitants de l’île de Pâques [Voir J. Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, trad. A. Botz et J.-L. Fidel, Gallimard, 2006].

Le triangle population-nature-technique est le cadre analytique du modèle et des thèses de Thomas Malthus, publiés en 1798 [Voir T. Malthus, Essai sur le principe de population, trad. P. et G. Prevost, Flammarion, 1992] » (p. 53).

« NOTRE MÈRE, LA TERRE »

« Le travail et la terre, et non le travail seul, sont la source de toutes les valeurs d’usage, disait Marx [Après William Petty et les grands auteurs « classiques ». Marx ayant cependant significativement approfondi la théorie de la « valeur travail », certains de ses épigones, dont les rédacteurs du « programme de Gotha », en avaient oublié que la terre est aussi un facteur de production] en substance dans un texte polémique de 1875 : la Critique du programme de Gotha [Il s’agit d’un programme du Parti social-démocrate allemand, dont Marx critiqua certains aspects]. Tout ce que l’homme produit pour sa subsistance et l’amélioration de ses conditions de vie vient en effet de son travail collectif appliqué à la nature, qui lui fournit nourriture, énergie, matériaux et une vaste gamme de « services environnementaux », en particulier des services de recyclage de ses déchets. Cette thèse manifeste que Marx est bien un économiste « classique » : pour les fondateurs de l’économie politique, Smith, Ricardo et Malthus, avec le capital et le travail, la terre est l’un des trois « facteurs de production ». Elle se caractérise par des « rendements décroissants ». À leurs yeux, malgré les possibilités du progrès technique qu’ils n’ignoraient pas totalement, la production agricole ne peut augmenter que par la mise en culture de nouvelles terres de moins en moins fertiles, sur lesquelles les coûts de production augmentent. Malthus poussa au bout ce raisonnement : la terre pose une limite infranchissable à l’augmentation du nombre des hommes. La régulation démographique de l’humanité s’opère en conséquence par les famines et les épidémies qui la favorisent.

Les deux derniers siècles n’ont pas donné raison à Malthus sur ce point. Cependant, l’idée que notre exploitation de la nature a désormais franchi des limites dangereuses pour l’avenir de nos enfants et des générations suivantes convainc désormais un nombre croissant d’individus. L’implacable prédiction malthusienne plane à nouveau sur le monde. Pour beaucoup, une grande « transition écologique » s’impose, un bouleversement de nos modes de consommation et de production entraînant une profonde transformation politique, sociale, culturelle » (p. 54-55).

LE MODÈLE DE MALTHUS

La question initiale

Le cadre analytique

« Définir un cadre analytique, c’est désigner 1) quels sont les « acteurs » économiques concernés par la question posée ; 2) quelles sont les « relations » qu’ils entretiennent entre eux ; 3) comment, c’est-à-dire par quelles variables, quantifier leur situation et leurs actions ; enfin, 4) à quelles règles édictées, par des institutions dont les États, les acteurs sont soumis » (p. 56).

Le modèle

« [On pourra par exemple, pour une brève discussion, voir P.-N. Giraud et T. Ollivier, L’Économie des matières premières, La Découverte, 2015, chapitre 2] » (p. 57).

« La signification exacte de l’épuisement n’est cependant pas, on y reviendra, la pure et simple disparition d’un stock fini. L’épuisement d’un stock de ressources signifie que pour continuer de produire les mêmes flux de biens et services, on est contraint de se tourner vers d’autres stocks de ressources, épuisables ou renouvelables, plus coûteux à exploiter, c’est-à-dire demandant plus de travail pour obtenir le même flux de production. En bref, la productivité de l’exploitation des ressources épuisables décroît au fur et à mesure qu’on les exploite.

Quant aux ressources renouvelables, elles connaissent aussi des rendements décroissants. C’est l’hypothèse centrale de la thèse de Malthus. En effet, pour nourrir une population donnée, on met d’abord en culture les terres les plus fertiles. S’il faut augmenter la production pour nourrir une population croissante, on exploite des terres moins fertiles et, par conséquent, le rendement moyen du capital « terre » diminue » (p.58).

LA THÈSE ET LES CONJECTURES DE MALTHUS

« Une innovation technique dans l’agriculture (par exemple la généralisation du collier de trait ou de l’assolement triennal), mais aussi bien un effondrement de la population par épidémie [Après une grande épidémie comme celle de la peste noire du milieu du XIVe siècle en Europe, les rendements agricoles et donc la consommation par tête ont fortement augmenté, puisque les hommes moins nombreux se sont concentrés sur les meilleures terres], augmente d’abord la production et donc la consommation par tête. Cela engendre une phase de croissance exponentielle de la population humaine, en raison d’une consommation par tête supérieure au niveau de survie C0. Mais inévitablement, au bout d’un certain temps, en raison du rendement décroissant du capital naturel (qui de plus peut être localement entamé, ce qui n’est cependant pas pris en compte par Malthus), la production, donc la consommation par tête diminue, puis elle passe en dessous du seuil de la consommation de survie C0 et la population connaît une réduction brutale par la famine et les épidémies. En bref, la population humaine fait en vérité aussi partie du capital naturel, et donc, comme les bancs de morues au large de Terre-Neuve, elle connaît des évolutions non linéaires.

L’histoire longue depuis le néolithique corrobore le modèle et la thèse de Malthus. Un capital technique augmentant très lentement au cours des âges n’a permis qu’une progression de la population mondiale de 5 millions au début de la sédentarisation et de l’histoire à 300 millions au Ier siècle de notre ère et à 800 millions au milieu du XVIIIe siècle. Progression ponctuée par de grandes régressions locales : songeons aux pestes du Moyen Âge européen, au choléra et à ses ravages, à la destruction par épidémies des Amérindiens, aux grandes famines en Asie, à la mortalité infantile due au paludisme. Mors de cette lente progression, globalement 80 % de la population est au niveau de survie : la grande masse des paysans et les pauvres du petit peuple urbain. Et le surplus est très inégalement réparti au sein des autres 20% : aristocratie, commerçants et bourgeois, artisans du luxe » (p. 64-65).

CE QUE N’AVAIT PAS PRÉVU MALTHUS

« Les résultats sur l’accumulation de capital technique, humain (en particulier la croissance démographique) et social vont bien au-delà de ce que Malthus et Ricardo pouvaient imaginer, alors que sous leurs yeux avait pourtant déjà commencé depuis plusieurs décennies en Angleterre la première des révolutions industrielles. Marx, de quarante-six ans seulement le cadet de Ricardo, a bien vu l’immense potentiel de progrès de la technique, mais il l’estimait inévitablement bridé par les rapports de production capitalistes. Voici quelques illustrations des effets des révolutions industrielles sur la production » (p. 65).

Les rendements agricoles multipliés

« Au Moyen-Âge, les moines de l’abbaye de Cluny en Bourgogne avaient calculé qu’un grain de blé semé donnait en moyenne quatre grains récoltés, donc trois disponibles pour la consommation (il faut en garder un pour replanter). Aujourd’hui, les rendements sont de plus de cinquante grains [Voir C. Doré, F. Varoquaux (cood.), Histoire et amélioration de cinquante plantes cultivées, INRA, 2006]. Telle est l’évolution du rendement du sol sous l’effet du progrès technique dans la sélection des plantes, la fertilisation et la lutte phytosanitaire. Quant au rendement du travail humain dans l’agriculture, il a été multiplié par la mécanisation. Un homme, s’il travaille « à la main » avec des outils traditionnels et sans mécanisation, peut cultiver au plus un hectare. Certains fermiers américains ou brésiliens très mécanisés cultivent des centaines d’hectares. Conséquence de ces deux mouvements : pour nourrir les hommes, la part de la population vouée au travail agricole est passée de 80 % à moins de 3 % dans les agricultures les plus modernes [Selon Ester Boserup (Évolution agraire et pression démographique, trad. J. Métadier, Flammarion, 1970), c’est la pression démographique qui a engendré l’amélioration des rendements et des techniques agricoles. C’est elle qui explique, par exemple, l’intensification précoce des agricultures asiatiques ainsi que le caractère très extensif et à faible rendement des agricultures africaines, qui perdure aujourd’hui] » (p. 66).

L’explosion des puissances mécaniques disponibles

« Le cycliste Lance Armstrong, au sommet de sa forme, développait dans la montée d’un col des Alpes durant le Tour de France une puissance de 0,5 kilowatt, soit les deux tiers de la puissance moyenne conventionnelle d’un cheval de trait (0,75 kW). Sur la même route des Alpes, une moto de 500 cm3 développe 25 fois plus de puissance, une voiture de 3 litres de cylindrée 90 fois plus. Un seul réacteur nucléaire de type EPR développe une puissance électrique (donc à peu de chose près mécanique) de 1.600 mégawatts, soit 3,2 millions de fois supérieure à celle d’Armstrong. Il produit donc autant d’électricité par heure que 3,2 millions de cyclistes de la classe d’Armstrong pédalant de concert pour entraîner des dynamos, avec cette différence qu’il ne se fatigue pas et qu’il n’a pas besoin de manger tous les jours : il suffit de l’alimenter tous les 50 mois avec des pastilles d’uranium enrichi, l’uranium naturel nécessaire représentant au plus 10 % du coût de l’électricité produite. Avec au 1er janvier 2014 un parc de production électrique de 123 gigawatts, dont 63 gigawatts de nucléaire, la France dispose de l’équivalent d’une troupe de 246 millions d’esclaves cyclistes mécaniques de la classe d’Armstrong, particulièrement sobres et ne posant aucun problème moral de dopage, soit 4 par Français, rien que pour produire son électricité » (p. 66-67).

La « peau de chagrin » des distances

« Marco Polo et ses parents quittent Venise en 1271 : il leur faudra trois ans pour atteindre la Chine de Kubilay Khan par la route de la soie. Il est vrai qu’ils ont pris leur temps. Néanmoins, douze heures suffisent aujourd’hui. À la veille de la Révolution française, huit jours étaient nécessaires pour aller de Paris à Marseille, contre trois heures aujourd’hui en train rapide » (p. 67).

La révolution silencieuse et continue des matériaux et de la chimie

« Dans l’Antiquité, pour suspendre un bloc de marbre d’une tonne, il fallait une corde en lin d’au moins 1 cm2 de section, aujourd’hui un fil d’acier de section entre 100 à 1.000 fois plus petite (le genre de fils d’acier qui renforce les pneus) y suffit. Au XVIIIe siècle, quand on invente la machine à vapeur, la pression maximale dans les pistons d’acier est de quelques bars (un bar équivalant à la pression atmosphérique moyenne). Aujourd’hui, on peut confiner dans des cartouches de l’hydrogène à 700 bars, ce qui confère à la cartouche ainsi remplie le même contenu énergétique d’un bidon d’essence. En chimie, alors que les alchimistes du Moyen-Âge ne disposaient que de quelques éléments et combinaisons chimiques, on sait désormais extraire de la nature tout le tableau de Mendeleïev et en combiner les éléments en des millions de molécules de synthèse.

Les évolutions techniques spectaculaires dans l’agriculture, l’énergie et les transports ont reposé sur des améliorations continues, « incrémentales », dit-on en économie, avec périodiquement des « grappes » d’innovations radicales qui changèrent le paradigme technico-économique » (p. 67-68).

Les substitutions d’éléments de capital naturel

« La nourriture absorbée est transformée en énergie mécanique par les animaux et les hommes, ainsi qu’en chaleur et en lumière : avant l’usage du pétrole lampant, la graisse de baleine procurait l’huile brûlée dans les lampes, et les Esquimaux se chauffaient à la graisse de phoque [On peut ainsi considérer que le pétrole, dont le premier usage fut le pétrole lampant, substitut des huiles animales dans l’éclairage, a sauvé les baleines de l’extermination au XIXe siècle]. Le vent et les eaux courantes procuraient de l’énergie mécanique, le bois de la chaleur et de la lumière. Grâce à l’invention des machines thermiques, la chaleur des combustibles, le bois puis le carbone fossile (charbon, gaz et pétrole), se transforme aussi en énergie mécanique. Enfin, l’électricité peut être produite par toutes les autres formes et peut les produire toutes, ce qui en fait l’invention la plus décisive des deux derniers siècles.

Jusqu’à présent, chaque fois qu’une énergie primaire a menacé de manquer en raison de l’augmentation de la population et des consommations individuelles, une autre s’y est substituée. De fait, anticipant la partie prospective, on peut affirmer qu’il en sera ainsi tant que brillera le soleil. En effet, on estime qu’une surface du Sahara grande comme deux fois la Suisse reçoit une quantité d’énergie solaire qui, transformée en électricité avec les rendements actuels des cellules photovoltaïques, est égale à la consommation énergétique totale (pas seulement d’électricité) du monde actuel [Voir le projet allemand Desertec, qui a étudié et chiffré la possibilité d’approvisionner entièrement l’Europe et l’Afrique du Nord et du solaire au Sahara (http://www.dii-eumena.com)]. Ainsi, en cas d’épuisement de toutes les autres formes d’énergie primaire, l’humanité possède déjà les techniques qui permettraient de s’en passer. Mais manquerons-nous vraiment d’énergie fossile ? » (p. 68-69).

LE MODÈLE DE MALTHUS EST-IL PÉRIMÉ ?

« Comme l’a montré Amartya Sen [A. Sen, Poverty and Famines : An Essay on Entitlements and Deprivation, Oxford University Press, 1983], celles qui surviennent depuis le XXe siècle sont la conséquence d’une mauvaise répartition de la nourriture existante et non d’un manque de nourriture. Ce sont des « famines politiques » » (p. 69).

NOTRE AVENIR DÉMOGRAPHIQUE ET TECHNIQUE

La transition démographique

L’avenir de la population humaine

« La population mondiale va continuer à augmenter jusqu’aux dernières du siècle, puis stagner, puis diminuer à partir du siècle prochain. Rappelons qu’un taux de fertilité de1,5 enfant par femme (il est aujourd’hui de 1,4 chez les femmes allemandes) entraîne chaque génération une réduction de 25 % du nombre des enfants par rapport au nombre de parents. Si l’âge moyen des parents à la naissance des enfants est d’environ 25 ans, cela conduit à une division par trois de la population en un seul siècle. Prenons de plus un cas très simplifié quant à la durée de vie active. Supposons : un taux de fertilité de 1,5, une espérance de vie de 100 ans, la retraite à 75 ans et les générations de 25 ans, alors un adulte actif entre 25 et 50 ans a en moyenne 1,5 enfant et 1,5 ascendant soit 3 personnes à charge. Entre 50 et 75 ans, il a encore 1,5 ascendant à charge.

Dans la seconde moitié du XXIe siècle, avant que la population mondiale commence à décroître, on aura assisté à un grand rééquilibrage des masses humaines sur la planète. En particulier, l’Afrique va combler son retard historique, et devenir le géant démographique du siècle, avec presque 2,5 milliards d’habitants en 2050, bien plus que l’Inde et que la Chine, dont la population va vite diminuer » (p. 73-74).

L’adieu à Malthus, une révolution anthropologique

Le capital technique

« Si l’on développait par génie génétique une bactérie capable de produire à grande vitesse de l’hydrogène à partir d’eau et de biomasse grâce à l’énergie solaire [De telles bactéries existent, mais les rendements de la production d’hydrogène sont encore trop faibles] et si l’on trouvait les matériaux nous permettant de stocker et de transporter aisément l’hydrogène dans des capsules où la densité d’énergie stockée serait égale ou supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui dans les carburants liquides [Nous y sommes presque, voir ci-dessus : on compresse de l’hydrogène à 700 bars], nous passerions aisément à un système énergétique à 100 % renouvelable et sans autre pollution : la « société de l’hydrogène » annoncée par Jeremy Rifkin [Voir J. Rifkin, L’Économie hydrogène. Après la fin du pétrole, la nouvelle révolution économique, trad. N. Guilhot, La Découverte, 2002], qui reste encore une utopie » (p. 77).

LES CONSOMMATIONS PRÉVISIBLES DE CAPITAL NATUREL

Allons-nous manquer d’eau ?

Peut-on nourrir correctement 9 ou 10 milliards d’hommes ?

« Selon la plupart des agronomes, le doublement de la production agricole mondiale en 2050 est possible avec les ressources en terre et les techniques existantes.

Mais il faudra déployer ce que Michel Griffon appelle « une révolution doublement verte » [M. Griffon, Pour une révolution doublement verte, Odile Jacob, 2006], c’est-à-dire le développement de techniques d’« agriculture raisonnée » aujourd’hui connues et expérimentées avec succès, qui permettent l’augmentation du rendement à l’hectare tout en préservant l’environnement et avant tout les sols et leur fertilité. Il s’agit des associations agriculture-élevage et agriculture-foresterie, des cultures sans labour, privilégiant les cycles biologiques du sol, de la lutte intégrée et biologique contre les pestes et les prédateurs, du recyclage des pailles, des fumiers, des excréments humains, de la réduction des pertes de nourriture, des recyclages, traitement et valorisation des déchets. Pour ce faire, il faut avant tout en créer les conditions : routes, stockages, assurances et crédits pour que ces techniques se diffusent, et il faut une gestion rigoureuse du foncier. Retenons que les agronomes nous disent que l’on peut nourrir correctement 10 milliards d’hommes, et confirment ainsi aujourd’hui ce qu’ils nous disaient déjà il y a quarante ans [Par exemple, voir J. Klatzmann, Nourrir dix milliards d’hommes ?, PUF, 1975] » (p. 79).

Allons-nous manquer de matières premières minérales ?

« On avait découvert, par l’exploration minière, une trentaine d’années de consommation annuelle de réserves de cuivre en 1950 (au moment du rapport Paley). En 1972 (rapport du Club de Rome), on disposait encore de trente ans de réserves de cuivre, alors que la consommation annuelle était trois fois supérieure à celle de 1950. En 2015, on a toujours près de quarante ans de réserves, alors que la consommation mondiale a été multipliée par huit depuis 1950. La raison en est très simple : les compagnies minières privées n’ont pas intérêt à dépenser des milliards en exportation minière ou pétrolière quand elles détiennent déjà un portefeuille de trente ans de réserves [Pour plus de détails, voir P-N Giraud et T. Ollivier, Économie des matières premières, op. cit.].

Pour certains minerais, les nouvelles réserves seront plus coûteuses à découvrir et à exploiter, en conséquence le prix du minerai augmentera. C’est ainsi que se manifestera leur « épuisement ». À cela s’ajoutent les vastes possibilités de substitution et, pour certains minerais, de recyclage (pas pour le carbone fossile, que l’on brûle). Si bien que si le prix des ressources primaires augmente, le recyclage augmente, et si le prix augmente au-delà de celui du substitut, on passe au substitut » (p. 80).

Et le carbone fossile ?

« Les chiffres suivants ont été publiés par l’Agence internationale de l’énergie (AIE [Dans le rapport Resources to Reserves 2013 : Oil, Gas and Coal Technologies for the Energy Markets of the Future (http://www.iea.org/publications/freepublications/publication/Resources2013.pdf]). Rappelons d’abord que tout le pétrole extrait et consommé depuis l’origine représente 1.200 milliards de barils. Pour donner un ordre de grandeur, précisons qu’au rythme actuel de la consommation mondiale 1.000 milliards de barils seraient consommés en trente ans. L’AIE distingue plusieurs catégories de réserves. Le pétrole conventionnel : 1.000 milliards de barils de réserves au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, dont le coût d’extraction ne dépasse pas 25 dollars par baril, et 1.000 milliards de barils ailleurs, à un coût situé entre 10 et 70 dollars le baril. Les pétroles conventionnels « chers » dont le coût va de 40 à 100 dollars le baril : mer profonde et très profonde, Arctique et récupération assistée (EOR), représentent en tout un peu moins de 1.000 milliards de barils. Les pétroles non conventionnels : pétroles lourds, comme ceux du bassin de l’Orénoque (extra heavy oil and bitumen) et les schistes bitumineux exploitables par des techniques minières (kerogen), 2.000 milliards dans une vaste gamme de coûts, de 50 à 110 dollars le baril. Enfin, l’AIE donne une évaluation des coûts de production de carburants liquides à partir du gaz naturel (GTL, gas-to-liquids) et du charbon (CTL, coal-to-liquids) : entre 50 et 105 dollars le baril, ainsi que des volumes cumulés possibles de cette production, soit 1.000 milliards de barils. Au total, les réserves à un coût inférieur à 110 dollars le baril seraient d’environ 7.000 milliards de barils (960 milliards de tonnes), qui représentent 213 années de consommation au rythme actuel (90 millions de barils par jour) ; 83 années si la consommation mondiale augmentait de 2 % par an » (p. 81-82).

« À l’évidence, les polémiques sur le volume exact des réserves sont vaines, car les ordres de grandeur connus aujourd’hui suffisent en effet pour affirmer, comme le disait déjà Henri Prévot en 2007, dans un ouvrage destiné au grand public : nous avons « trop de pétrole », en réalité trop de carbone fossile [Voir H. Prévot, Trop de pétrole ! Énergie fossile et réchauffement climatique, Seuil, 2007]. La question n’est donc pas là, mais : à quel prix ce carbone fossile sera-t-il réellement disponible dans les décennies à venir ? » (p. 82-83).

« Le marché états-unien du gaz est très compétitif et les découvertes de gaz de roche mère assurent des décennies de production à des prix compris entre 5 et 10 dollars par MBTU [MBTU : millions of British Thermal Units. Le BTU est une unité de mesure courante aux États-Unis pour le gaz, 1 BTU = 1.054 joules ; 1 baril de pétrole équivaut en pouvoir calorifique à 5,55 MBTU]. On peut donc considérer que les prix internationaux du gaz et du charbon ont atteint un plateau où ils se maintiendront pendant les prochaines décennies, avec de possibles oscillations, principalement provoquées par les goulots d’étranglement dans le transport.

Le prix du pétrole conventionnel fait l’objet d’un contrôle oligopolistique de la part des pays du golfe Persique. Il est cependant plafonné puisqu’on sait fabriquer, depuis les années 1930, des carburants identiques aux carburants pétroliers avec du gaz et du charbon (également avec de la biomasse). Aux prix actuels du charbon et du gaz, qui ne devraient pas augmenter en tendance, la production de ces carburants de substitution devient rentable dès que le prix du pétrole dépasse les 100 dollars par baril. Le prix du pétrole conventionnel avait donc atteint son plafond, situé entre 100 et 120 dollars par baril, lors de la flambée de 2008. Mais, comme on l’a constaté en 2014, l’oligopole a intérêt à le laisser fluctuer autour de ce niveau, pour décourager les investissements dans les usines de carburants de synthèse et ralentir le rapide développement des pétroles de roche mère aux États-Unis » (p. 83).

OÙ SONT DONC LES LIMITES ?

Les destructions locales par surexploitation

« Très généralement, la surexploitation d’une ressource renouvelable procède de ce que Garrett Hardin a appelé « la tragédie des biens communs [G. Hardin, « The tragedy of the Commons », Science, 1968, vol. 162, n° 3859, p. 1243-1248] », qu’il vaudrait mieux nommer « tragédie de l’accès libre ». Elle résulte d’une faiblesse des institutions, autrement dit du capital social » (p. 85).

Les pollutions locales

Le modèle aux élastiques et les trappes de pauvreté

« Les atteintes locales au capital naturel renouvelable peuvent engendrer des cercles vicieux et rejeter des hommes dans des trappes de pauvreté. J’ai proposé avec Denis Loyer le « modèle aux élastiques » pour les analyses [Voir : « Pour une « révolution doublement verte » en Afrique », dans P. Jacquet, L. Tubiana (dir.), Regards sur la Terre 2008, Presses de Sciences Po, 2007].

Le bien-être d’une population (W) est accroché par des « élastiques » aux quatre piliers dont la hauteur mesure les quatre stocks de capitaux : naturel (N), technique (T), humain (H), social (S). Si on augmente la taille d’une seule colonne, en investissant dans un seul type de capital, les élastiques des autres tirent vers le bas : on aura une moindre augmentation du bien-être W que si on répartissait l’investissement sur les quatre colonnes. La force des élastiques exprime donc le degré de « complémentarité » entre capitaux » (p. 86).

« [Gilles Rotillon (dans Faut-il croire au développement durable ?, L’Harmattan, 2009, p. 149) cite les chiffres suivants. En matière de microparticules (moins de 10 microns), la norme à Paris est de 50 µg/m3. Dans les pics de grande pollution (moins de 1 jour sur 100), elle atteint 150 µg/m3. Au Kenya, la grande majorité des enfants vit quotidiennement dans une atmosphère qui contient plus de 500 µg/m3, avec des pointes à 5.000. Cela est dû à la cuisson des aliments avec des combustibles solides (bois, feuilles, charbon, bouses de vaches) dans des foyers rudimentaires sans cheminée, aussi bien à la campagne que dans les bidonvilles urbains] » (p. 89).

Les pollutions globales

DES CONJECTURES EN TEMPS D’INCERTITUDE SCIENTIFIQUE

CONCLUSIONS

Ce n’est pas encore la fin de l’espèce humaine

Capital naturel et trappes de pauvreté

« La continuité n’engendrerait nullement la fin de l’espèce humaine, en revanche elle provoquerait une forte augmentation du nombre des hommes qui localement ne trouveront plus le minimum de capital naturel leur permettant de mettre en œuvre leur capital humain, lequel devient ainsi inutile.

Beaucoup de ces hommes « en trop » feront tout pour partir ailleurs dans l’espoir de ne plus l’être, comme l’ont fait les habitants de l’île de Pâques. En conséquence, malgré tous les obstacles, il y aura d’importantes migrations, d’abord internes à l’Afrique et à l’Asie, mais aussi, écume de la vague, vers l’Europe et l’Amérique du Nord. D’où la nécessité pour les peuples d’apprendre à se mélanger à une échelle et avec une rapidité inconnues, avec de grands risques de régressions identitaires et de guerres civiles, qui d’ailleurs contribueraient fortement à la rapidité de la transition démographique : cela a déjà lieu sous nos yeux dans certaines régions [Voir par exemple : H. Welzer, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle, Gallimard, 2009] » (p. 94).

La fin du XXIIe siècle

« Puis, tout cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Une humanité de 4 milliards d’individus à la fin du XXIIe siècle ayant engrangé près de deux siècles de progrès techniques supplémentaires, vivra très bien, si elle le veut, sur une planète dont la température moyenne aura augmenté de 4 à 5 °C. Certaines zones, peut-être très vastes, seront abandonnées aux déserts, y compris aux déserts radioactifs en raison des quelques Fukushima que nous n’éviterons pas. Ce seront les cicatrices laissées par le dernier siècle malthusien de l’histoire humaine, le XXIe. D’autres zones seront conquises. La banquise arctique aura disparu, faisant de la route du pôle Nord la principale voie maritime entre les continents. Le problème principal sera de gérer les immenses espaces naturels, en fait largement produits et en partie dégradés par la phase précédente de l’humanité, laissés vides par l’urbanisation quasi-totale de la population. La destruction des villes désertées sera sans doute l’activité principale de l’industrie du bâtiment. Si la population humaine est vouée à diminuer, il n’est pas certain que celle des loups n’explose pas ni que ne reviennent les grands troupeaux de bisons et ceux de mammouths (en Sibérie, en Patagonie) : on les aura bientôt clonés dans des utérus de femelles d’éléphants à partir des cadavres retrouvés gelés dans le permafrost, avant que celui-ci ne fonde…

Que voudra, que fera cette humanité urbaine en décroissance démographique, dominée par des adultes âgés mais actifs jusqu’à plus de 80 ans, où les femmes auront conquis une réelle égalité, où non seulement tous les individus, mais leurs corps mêmes seront connectables entre eux et avec les objets, où la totalité des connaissances numérisables sera accessible à tous, où l’intelligence artificielle ayant fait des progrès inimaginables suppléera le cerveau humain dans de nombreuses tâches et en amplifiera les capacités en se connectant directement à lui ? Difficile à imaginer bien sûr » (p.94-95).

Les trente ans qui viennent

CHAPITRE 3 : Globalisations et inégalités

LES GLOBALISATIONS DANS L’HISTOIRE

Les Temps modernes

« [Voir F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Armand Colin, 1979] » (p. 98).

Révolution industrielle et impérialisme

Le « court XXe siècle »

« Cette expression de l’historien britannique Eric Hobsbawm désigne la période 1914-1991 [Voir E. Hobsbawm, LÂge des extrêmes. Histoires du court XXe siècle, trad. Anonyme, Complexe, 1999] (p. 100).

• La déglobalisation

« [Le triangle d’incompatibilité de Mundell pose qu’un système monétaire et financier international ne peut, des trois faits suivants, en admettre deux sans nier le troisième : liberté de circulation des capitaux ; autonomie des politiques économiques et monétaires des États ; change fixe entre les monnaies] » (p. 101).

• Fermeture des économies et « croissance sociale-démocrate autocentrée » (CSDA)

« J’ai qualifié de « croissance sociale-démocrate autocentrée » (CSDA) les dynamiques à l’œuvre en Europe, aux États-Unis et au Japon entre 1945 et 1973. Elle se caractérise par l’expansion du fordisme, promu par des « champions industriels nationaux ». Le fordisme peut se résumer ainsi : « J’augmente mes ouvriers pour qu’ils puissent acheter les voitures qu’ils produisent ». La devise des champions nationaux, c’est : « Les intérêts de General Motors sont ceux de l’Amérique et réciproquement [Réponse de Charles Erwin Wilson, ancien président de General Motors, lors d’une audition devant le Congrès des États-Unis avant sa nomination comme ministre de la Défense par Roosevelt en 1953. Il répondait à la question : « Que ferez-vous si les intérêts des États-Unis divergent de ceux de la firme dont vous étiez président ? »] ». Le partage de la valeur ajoutée entre salaires, profits et prélèvements étatiques devient une variable de politique économique, en fait la variable de commande centrale des politiques économiques. Le partage de la valeur ajoutée est équilibré quand il respecte la « contrainte de réalisation » : il faut, dans un territoire fermé, que les salaires distribués permettent d’acheter toutes les marchandises produites, afin que les profits puissent être « réalisés » et réinvestis dans la croissance » (p. 102).

• Les globalisations rompent les cercles vertueux de la CSDA

Les globalisations actuelles

• Trois globalisations

« Nous avons affaire, depuis le milieu des années 1970, à trois globalisations : une globalisation des firmes – la forme que prend aujourd’hui la globalisation « commerciale » –, une globalisation financière et une globalisation numérique. Elles ont été rendues possibles par un effondrement sans précédent des prix : 1) des transports de marchandises grâce aux conteneurs et aux immenses vraquiers ; 2) du transport d’informations codifiables grâce à Internet » (p. 104).

• La globalisation numérique

• La globalisation des firmes

• La globalisation financière

DES GLOBALISATIONS AUX EFFETS DIFFÉRENCIÉS

« Nous distinguerons trois types de territoire : les territoires rattrapés, émergents, stagnants. Dans beaucoup de territoires rattrapés, la « mondialisation » est assimilée aux délocalisations d’usines et de centres de décision, aux « licenciements boursiers », à la compétition généralisée et sauvage, à l’impuissance proclamée des États, ce qui nourrit des analyses et des courants critiques allant des « altermondialistes » aux populismes xénophobes.

Dans les pays émergents, l’opinion générale est « vive le capitalisme ! ». L’argent est désormais roi. Ici ou là subsistent quelques nostalgies de socialismes plus égalitaires et apparaissent quelques révoltes contre des corruptions et des inégalités insupportables. Mais l’opinion générale et les politiques gouvernementales affirment qu’il faut tout faire pour rattraper d’abord et au plus vite les pays riches. Dans ce processus, les firmes globales sont des alliées et sont fortement incitées à investir dans le territoire. La stratégie privilégiée est d’amorcer le rattrapage par une croissance industrielle tirée par les exportations, de se nourrir du « gras » des marchés des pays riches et surtout de copier et de s’approprier au plus vite leur savoir productif, puis de le dépasser.

Dans les pays stagnants, seuls les riches se globalisent, généralement après s’être approprié des rentes minières, pétrolières ou agricoles [Tel est le cas en Russie, signe que c’est un pays rentier stagnant, certainement pas un pays émergent, pour le moment]. Mais ils placent cet argent des paradis fiscaux ou dans les pays riches et non dans le développement de l’industrie et de l’agriculture locales. Grâce à la globalisation, ces élites nomades corrompues échappent aux contraintes de la croissance sociale-démocrate autocentrée. Stagnation, malédiction des matières premières, cercles vicieux et trappes de pauvreté, territoires entiers plongés dans la guerre civile, tel est le lot des pays stagnants qui, on le verra, font la queue devant la « porte étroite de l’émergence ». La plupart de ces territoires se trouvent aujourd’hui en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie Centrale. En Afrique cependant, tandis que les peuples commencent de se révolter contre les cliques de prédateurs qui les dirigent depuis les indépendances, des pôles d’émergence commencent d’apparaître sur les côtes, qui attirent les investissements directs des pays émergents dans le secteur industriel et tertiaire, et pas seulement dans l’extraction des matières premières. L’émergence de l’Afrique, répétons-le, est le principal enjeu du siècle en cours » (p. 106-107).

Inadéquation des cadres analytiques anciens

« Pour analyser les dynamiques de rattrapage et d’évolution des inégalités internes engendrées par la globalisation des firmes, nous disposions en 1996 de deux cadres analytiques déjà très anciens : la macroéconomie keynésienne en économie ouverte et la version moderne du théorème de Ricardo sur le commerce international et les bienfaits du libre-échange, à savoir le théorème de Heckscher, Ohlin et Samuelson (HOS), ainsi que ses nombreuses variantes, qui ne changent rien d’important aux dynamiques décrites et aux préconisations politiques qui s’en déduisent. Or ces modèles et leur cadre analytique sont inadéquats à l’analyse des globalisations actuelles. Sans entrer à nouveau dans le détail de la discussion, disons simplement ici que, si ces modèles admettent la circulation des marchandises et dans une certaine mesure des capitaux, ils ignorent un facteur de production aujourd’hui fondamental : la connaissance. Mise en mouvement par les firmes globales, la connaissance est désormais parfaitement mobile et d’autre part soumise, dans ses processus de création, de diffusion et d’agglomération, à d’importantes « imperfections de marché » que les modèles traditionnels ignorent.

Leur inadéquation à l’analyse de la globalisation s’est manifestée dans la polémique lancée par le célèbre article de Richard B. Freeman, en 1995, intitulé « Nos salaires sont-ils fixés à Pékin ? » [R. B. Freeman, « Are your wages set in Beijing ? », Journal of Economic Perspectives, 1995, vol. 9, n° 3, p. 15-32]. La question en débat était donc l’effet de la globalisation et de la compétition croissante avec les pays à bas salaires sur l’accroissement de l’inégalité des revenus salariaux dans les pays riches rattrapés. On commençait en effet à percevoir et à mesurer cette inégalité particulièrement dans les pays qui avaient le plus libéralisé leur marché du travail, à savoir les États-Unis et la Grande-Bretagne. Dans les autres pays, les mêmes causes se traduisaient semble-t-il par un chômage structurel accru [Voir P.R. Krugman, « Europe jobless, America penniless ? », Foreign Policy, 1994, n°95, p. 19] » (p. 107-108).

« Certains auteurs, cependant, ne se sont pas contentés de rappeler paresseusement la doxa issue de ce cadre classique de marchés parfaits. Ils ont examiné l’effet de certaines « imperfections de marché ». Krugman a ainsi conquis sa brillante réputation académique en étudiant les imperfections de marché dans le commerce international. Dans ses publications ésotériques, il montre que le libre-échange ne conduit pas dans tous les cas de figure aux bénéfices attendus. Il donne ainsi une forme contemporaine et mathématique aux objections de Friedrich List à David Ricardo. Cependant, dans une série d’articles traduits en français en 2000 avec le sous-titre : « Vertus et limites du libre-échange », il affirme sans ambiguïté que « la mondialisation n’est pas coupable » (c’est le titre du livre en français [P. R. Krugman, La mondialisation n’est pas coupable. Vertus et limites du libre-échange, trad. A. Saint-Girons et F. Vergara, La Découverte, 1998]).

À la même époque d’autres auteurs, dont, en France, Daniel Cohen [Voir D. Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997], s’appuient sur des imperfections de marché informationnelles pour expliquer les phénomènes d’ « appariement sélectif » et les inégalités qu’elles engendrent. De quoi s’agit-il ? Grâce aux technologies de l’information, les « meilleurs » peuvent plus facilement se reconnaître entre eux, se regrouper pour travailler ensemble, devenir encore meilleurs et ainsi creuser les écarts de revenus avec les autres.

Ces modèles de marchés imparfaits, illustrés ici par Paul Krugman et Daniel Cohen, mais développés par bien d’autres, innovaient incontestablement en ceci qu’ils mettaient en avant des imperfections fondées sur des incomplétudes et des asymétries d’information. Elles peuvent expliquer, en effet : les appariements sélectifs, l’économie de la Sierra Madre (« le gagnant rafle tout ») et même en partie les « biais » du progrès technique. Mais sur le plan de l’analyse d’ensemble des effets sur les inégalités des globalisations – et non pas d’un progrès technique biaisé tombé du ciel –, ils en restaient au cadre analytique ancien et n’en disaient par conséquent pas grand-chose. Il faut reconnaître que Krugman et même Paul Samuelson ont depuis changé d’avis et l’ont courageusement publié [Samuelson dans l’article « Where Ricardo ans Mill rebut and confirm arguments of mainstream economists supporting globalization » (Journal of Economic Perspectives, 2004, vol. 18, n° 3, p. 135-146) et Krugman sur son site, où il déclare en 2007 : « It’s no longer safe to assert that trade’s impact on the income distribution in wealthy countries is fairly minor. There’s a good case that it is big, and getting bigger », dans l’article : « Trade and inequality, revisited) » (http://www.voxeu.org/article/trade-and-inequality-revisired)] » (p. 110-111).

UN NOUVEAU MODÈLE, LE MODÈLE « NOMADES/SÉDENTAIRES »

Le cadre analytique : territoires, nomades et sédentaires

Le modèle

• La croissance du PIB et les inégalités entre nomades et sédentaires

• Rupture des solidarités économiques territoriales

« Répétons, pour les lecteurs qui ont sauté la section précédente, ce qu’il faut en retenir : dans tout territoire, l’inégalité i entre les revenus par tête des nomades et ceux des sédentaires dépend de deux paramètres : le nombre relatif n des nomades dans la population active totale et la préférence s des consommateurs pour les biens et services sédentaires, c’est-à-dire la proportion de leurs revenus qu’ils affectent à l’achat de ces biens. L’inégalité entre nomades et sédentaires décroît quand n ou s augmente et croît quand n ou s diminuent.

Si les sédentaires ne subissent pas directement la compétition entre territoires, leur sort est donc intimement lié à celui des nomades de leur territoire, et réciproquement. Par exemple, les habitants très pauvres des slums (bidonvilles) de Bangalore, en Inde, qui vivent de petit artisanat, petit commerce et services à la personne, bénéficient évidemment de l’augmentation et de l’enrichissement rapide des emplois nomades de l’industrie des logiciels qui prospère dans cette ville. En même temps, la grande pauvreté des habitants des slums fait que les biens et services locaux sont très bon marché. Cela permet aux ingénieurs (mais d’ores et déjà aussi des Européens et des Nord-Américains), de vivre bien mieux que leurs pairs restés en Californie, malgré des salaires monétaires plus faibles qui les rendent extrêmement « compétitifs ». Retenons donc pour la suite ce terrible constat : plus les sédentaires d’un territoire sont pauvres, plus les nomades présents sur ce territoire sont compétitifs dans l’arène mondiale. Quant aux sédentaires, plus leurs nomades sont nombreux et riches, plus leur revenu est élevé. Mais pour ce qui est des revenus relatifs, donc des inégalités entre nomades et sédentaires, seul le nombre relatif n des nomades compte, ainsi que s, la préférence pour les biens sédentaires » (p. 119).

LES EMPLOIS NOMADES, OR MODERNE

« La spécification du modèle, qui seule permet d’en tirer une théorie, porte essentiellement sur une imperfection de marché : les « externalités positives » de diffusion des connaissances. Les connaissances, portées par les investissements directs des firmes globales et circulant sur Internet, se diffusent en effet désormais « gratuitement » dans les pays émergents. La dynamique de n dans les différents territoires dépend de l’intensité de cette imperfection.

Dans les pays émergents, les investissements directs des firmes sont stimulés par les politiques mercantilistes des gouvernements, qui veulent attirer sur leur territoire, non pas l’or, comme les premiers souverains mercantilistes, mais l’or moderne : les emplois nomades. La diffusion des connaissances dans les pays émergents y multiplie les emplois nomades et les qualifie rapidement : c’est un processus de montée en gamme par imitation. En comparaison, dans les pays riches, la croissance des emplois nomades ne peut résulter que de l’innovation, due à la recherche. En un mot : il est nettement plus facile et rapide d’imiter que d’innover. On peut donc s’attendre à une augmentation rapide du nombre relatif n d’emplois nomades dans les pays émergents, en partie au détriment des territoires riches et d’une stagnation, voire une diminution de ceux-ci dans les pays rattrapés » (p. 120-121).

« En résumé, la spécification du modèle, en l’occurrence de la dynamique de n et de s dans les trois types de territoires, conduit à la thèse suivante. Tout en favorisant fortement l’émergence et la réduction des inégalités internationales, la globalisation des firmes, avec ses paramètres actuels, est également le moteur de la croissance des inégalités internes :

- dans la plupart des pays riches, où n diminue et s n’augmente pas assez ;

- dans les pays émergents, où n augmente, mais s diminue, en attendant les politiques de recentrage sur le marché intérieur ;

- dans les pays pauvres, où n est stable, en attendant les « délocalisations » des premiers émergents, mais où s diminue » (p. 123).

DONNÉES CHIFFRÉES

« Les évaluations les plus précises que nous avons faites à ce jour concernent la France [P. Frocrain, P.-N. Giraud, « The evolution of tradable and non-tradable employment : Evidence from France », i3 Working Papers Series, 17-CER-04, 2017 (www.i-3.fr/wp-content/uploads/2017/05/WP-17-CER-04.pdf)]. Nous avons quantifié le nombre des emplois nomades et sédentaires entre 1999 et 2013, avec une méthode fondée sur la concentration géographique des emplois introduite par Jensen et Kletzer en 2005 [J. B. Jensen, L. G. Kletzer, « Tradable services : Understanding the scopeand impact of services offshoring [with comments and discussion] », Brookings trade forum, JSTOR, 2005, p. 75-133] » (p. 123).

« [S. Hlatshwayo, M. Spence, « Demand and defective growth patterns : The role of the tradable and non-tradable sectors in an open economy », The American Economic Review, 2014, vol. 104, n° 5, p. 272-277] » (p. 124).

« [GGDC 10 sectors data base. Groningen Growth and Development Centre (http://www.rug.nl/research/ggdc/)] » (p. 125).

« [Le degré d’ouverture internationale d’un secteur est : 100.(exportations + importations) / 2.PIB] » (p. 125).

LES INÉGALITÉS SPATIALES ET LA PORTE ÉTROITE DE L’ÉMERGENCE

« Les rattrapages sont des apprentissages rapides. Ils exigent des contacts intenses et maîtrisés avec ceux dont il s’agit d’apprendre. Or la surface de contact entre les pays les plus « avancés » et le reste du monde est limitée. Pour y accéder, il faut passer par une « porte étroite » dont la largeur est déterminée par la taille des marchés des pays riches à conquérir et par les flux d’investissements directs étrangers que les firmes globales sont prêtes à engager dans les pays émergents. Or ces deux domaines on l’a dit, sont soumis à des rendements croissants et des économies d’agglomération (deux imperfections de marché), tels que « les gagnants raflent tout ». Il est en effet bien plus facile d’étendre des parts de marché existantes que de pénétrer un marché nouveau. Quant aux investissements directs de l’étranger, ils vont préférentiellement là où il en existe déjà. Aujourd’hui, la « porte étroite de l’émergence » est obstruée par les grands pays émergents d’Asie qui y jouent des coudes. La Chine en a déjà sorti largement les épaules et achève de s’en extraire. L’Asie du Sud « encombre » toujours de son énorme ventre le milieu de la porte. Pour amorcer leur processus de rattrapage, les pays actuellement stagnants en Afrique et ailleurs doivent donc attendre que les premiers émergents aient achevé de la franchir et entreprennent à leur tour de localiser des emplois chez eux. Heureusement, cela commence » (p. 129).

URBANISATION ET VILLES GLOBALES

QUELLES CONSÉQUENCES ?

Fin des « contraintes de réalisation » territoriales

Des sédentaires superflus

L’ERRANCE DES CONFLITS ÉCONOMIQUES

PROSPECTIVE

Les évolutions techniques : pas de relocalisation spontanée

« Rappelons qu’il est stérile de tenter d’anticiper le progrès technique au-delà d’une trentaine d’années. Tout laisse à penser que les trente années à venir vont être fertiles en bouleversements techniques des façons de produire, de consommer et de s’informer. Dans quel sens ceux-ci pourraient-ils infléchir les tendances passées de la globalisation des firmes ? L’abaissement des coûts de transport des marchandises a probablement atteint un plancher. Ils ne devraient plus guère baisser. Certains espèrent même que les coûts de transport vont augmenter avec les prix de l’énergie. Mais nous avons vu que les prix de l’énergie avaient eux-mêmes atteint un plateau. Il est vain d’espérer une relocalisation de la production en raison d’une hausse significative des coûts énergétiques de transport des marchandises : elle n’aura pas lieu. On a fait état récemment de deux autres tendances à la « relocalisation » dans les pays riches de certains emplois nomades. L’une liée aux avantages – qui auraient été sous-estimés lors des délocalisations dans les pays à bas salaires – de la proximité du client final. L’autre concerne la qualité des produits fabriqués dans ces pays. Il s’agit pour l’instant simplement d’annonces et d’espoirs, et il est peu probable que cela se transforme spontanément en réalité. Car s’il est vrai que sont apparues quelques difficultés de relation avec les clients finaux et de qualité dans la production de masse des pays émergents, la diffusion accélérée des connaissances techniques et d’amélioration continue des moyens de coordination et d’analyse en temps réel des désirs des clients devraient continuer de les réduire » (p. 133-134).

Les acteurs globaux

Le mercantilisme aujourd’hui

« Voici un extrait d’une célèbre lettre de Colbert à Louis XIV qui définit la politique mercantiliste – j’y ai simplement remplacé le vocable « argent » par « emplois » :

« […] Le bon état des finances et l’augmentation des revenus de Votre Majesté consistent à augmenter par tous moyens le nombre des [emplois] dans le royaume et à maintenir dans les provinces la juste proportion qu’elles doivent avoir […], augmenter les [emplois] dans le royaume en l’attirant des pays [d’]où il vient, en le conservant au-dedans du royaume en empêchant qu’ils en sortent, et donnant des moyens aux hommes d’en tirer profit. Comme en ces trois points consistent la grandeur, la puissance de l’État et la magnificence du Roi par toutes les dépenses que les grands revenus donnent occasion de faire, qui est d’autant plus relevée qu’elle abaisse en même temps tous les États voisins, vu que, n’y ayant qu’une même quantité d’[emplois] qui roule dans toute l’Europe et qui est augmentée de temps en temps par ceux qui viennent des Indes occidentales, il est certain et démonstratif que s’il n’y a que n millions d’[emplois] dans toute l’Europe, l’on ne peut parvenir à l’augmenter que si en même temps on en ôte la même quantité aux États voisins […]. Je supplie Votre Majesté de me permettre de lui dire que depuis qu’elle a pris l’administration des finances, elle a entrepris une guerre d’[emplois] contre tous les États d’Europe. Elle a déjà vaincu l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, dans lesquelles elle a jeté une très grande misère et nécessité, et s’est enrichie de leurs dépouilles, qui lui ont donné les moyens de faire tant de grandes choses qu’elle a faites et fait encore tous les jours. Il ne reste que la Hollande qui combat encore avec de grandes forces […]. Votre Majesté a formé des compagnies qui comme des armées les attaquent partout […]. Les manufactures, le canal de transnavigation des mers et tant d’autres établissements nouveaux que Votre Majesté a faits, sont autant de corps de réserve que Votre Majesté crée et tire du néant pour bien faire leur devoir dans cette guerre […]. Le fruit sensible du succès de toutes ces choses serait qu’en attirant par le commerce une très grande quantité d’[emplois] dans son royaume, non seulement elle parviendrait bientôt à rétablir cette proportion qui doit être entre les [emplois] et les impositions qui sont payées par le peuple, mais même elle les augmenterait les uns et les autres, en sorte que ses revenus augmenteraient et elle mettrait ses peuples en état de pouvoir l’assister plus considérablement en cas de guerre ou d’autre nécessité [Cité par P. Deyon, Le Mercantilisme, Flammarion, 1969, p.101-102] […]. »

Questions de géopolitique européenne au XVIIe siècle mises à part, on ne saurait mieux décrire la politique actuelle du gouvernement chinois. Tous les grands pays émergents pratiquent des politiques mercantilistes, en instrumentalisant les règles de l’OMC au nom de ce qu’ils seraient encore des « pays en développement », ce qu’ils ne sont plus. Ils devraient persévérer dans cette voie, au moins jusqu’à leur rattrapage achevé. À leur manière, les États-Unis et, depuis toujours, le Japon détiennent aussi une arsenal mercantiliste, dont ils usent en cas de besoin. En revanche, ce n’est le cas ni en Europe, en raison du choix du processus même de construction de l’Union européenne, ni en Afrique, qui n’en a pas encore les moyens. Il nous faut donc conduire une analyse prospective différenciée » (p. 135-137).

• En Chine

• Aux États-Unis

• En Asie du Sud

• En Europe

« En 2017, entre le PIB par habitant du Massachusetts, État le plus riche des États-Unis, et celui du Mississippi, État le plus pauvre, le ratio est de 2. Entre le PIB par habitant du troisième État le plus riche de l’Union européenne, le Danemark (le Luxembourg et l’Irlande sont plus riches, mais pour des raisons particulières) et celui du plus pauvre, la Bulgarie, le rapport est de 6,7. Il est de 5,2 entre le Danemark et la Roumanie. Par comparaison, entre les États-Unis et le Mexique, qui ne constituent pas un territoire économique (les hommes ne circulent pas librement d’un État à l’autre, contrairement à ce qui se passe au sein de l’Europe), ce ratio n’est que de 3,2. Ces seules données montrent bien l’ampleur des déséquilibres que la construction européenne est censée réduire » (p. 140).

« En bref, la mise en place d’un marché commun et d’une monnaie unique n’a manifestement pas suffi à assurer la convergence économique entre États de l’Union européenne. Au contraire, les déséquilibres s’accentuent entre régions européennes. Si les marchés étaient « parfaits », dans les régions en cours de désindustrialisation, les salaires devraient baisser fortement, au point que les industriels des autres régions décideraient d’y revenir pour bénéficier de coûts salariaux moins élevés. En pratique, il n’en est pas ainsi. En raison tout d’abord des économies d’agglomération : l’industrie attire l’industrie. Si un industriel chinois du secteur de la mécanique veut s’implanter en Europe, il cherchera à se localiser dans un cluster bavarois de mécanique plutôt que de construire une usine en Sicile, où les salaires, le prix des terrains et même les taxes sont pourtant faibles. La monnaie unique accentue le phénomène en empêchant un sous-territoire en perte d’attractivité de la retrouver autrement que par une forte réduction des salaires. En l’absence de politiques industrielles qui corrigeraient les imperfections de marché au niveau européen, en l’absence de toute politique mercantiliste à l’égard des autres blocs, le rééquilibrage économique interne en Europe ne peut se faire, lentement et avec les difficultés qu’on imagine, que par des déplacements de population.

C’est ce que l’on a observé au sein de chaque pays européen pendant les Trente Glorieuses : au fur et à mesure que l’emploi disparaissait dans certaines régions agricoles pauvres, les « inutiles » de ces régions migraient vers les grandes villes et l’industrie-services. C’est le mécanisme principal de réduction des inégalités entre États aux États-Unis. Lorsque l’industrie automobile s’est effondrée dans la région des Grands Lacs, la population s’est déplacée en Californie ou au Texas pour trouver des emplois dans d’autres secteurs. Lors de la crise financière de 2008, on a observé une multiplication par trois des flux migratoires entre l’Europe du Sud et l’Allemagne. Malheureusement, en raison des différences de langue, lorsqu’un Espagnol ou un Grec émigre en Allemagne, c’est pour y occuper des emplois peu qualifiés, à moins qu’il ne parle ou n’apprenne rapidement l’allemand.

L’Europe a inventé la social-démocratie et continue majoritairement d’y aspirer. L’intolérance politique aux inégalités y est depuis les Lumières, certainement plus forte que dans la plupart des autres cultures. Cependant, en raison des règles mêmes qu’elle impose à sa construction, l’Europe s’interdit aujourd’hui un avenir des inégalités internes différent de celui du territoire américain. Si les tendances actuelles se poursuivent, l’espoir de préserver un « modèle européen » plus égalitaire que les autres est fallacieux » (p. 141-143).

• En Afrique

« À l’égal de ce qui s’est passé en Chine, mais sous le contrôle de structures étatiques ou interétatiques probablement beaucoup plus faibles, l’industrialisation se jouera dans le développement rapide des pôles industriels situés sur les côtes ou très bien connectés à de grands ports, des Shenzhen africains. Plusieurs pôles d’industrialisation se dessinent et sont en compétition. Au nord du Sahara, l’Égypte, avec Le Caire et Alexandrie, mais on peut la considérer comme plus connectée au Moyen-Orient qu’au reste de l’Afrique. Le Maroc, avec Casablanca et Tanger, un pays déjà engagé dans un processus d’industrialisation et bien placé pour constituer un pont des pays riches et émergents vers l’Afrique au sud du Sahara, tout comme à l’autre extrême du continent, l’Afrique du Sud. Au sud du Sahara, la conurbation côtière désormais presque continue Lagos-Abidjan (120 millions d’habitants en 2050), dans le golfe de Guinée. L’Afrique du Sud et le Mozambique, avec les ports de Durban et Maputo. L’ensemble Kenya-Tanzanie-pays des Grands Lacs, avec le port de Dar es Salam. L’Éthiopie (seul pays d’Afrique à être resté indépendant depuis la reine de Saba), avec Addis-Abeba et Djibouti, reliés par une très ancienne ligne de chemin de fer, que rénovent aujourd’hui des entreprises chinoises » (p. 144).

Les hommes « inutiles »

CONCLUSIONS

« On peut donc conclure qu’à politiques étatiques inchangées la poursuite du processus de globalisation des firmes : 1) continuera à réduire les inégalités de revenus moyens entre pays émergents et rattrapés ; 2) contribuera significativement, mais pour l’essentiel sous la forme d’une intensification de la globalisation « Sud-Sud », à l’émergence de l’Afrique, sous mes conditions étatiques dont nous avons souligné la précarité ; 3) continuera à engendrer une augmentation des inégalités internes de revenus entre nomades et sédentaires dans de nombreux territoires, dont les États-Unis et l’Europe.

Quant à la forme la plus grave des inégalités – le rejet dans des trappes d’inutilité –, elle pourrait être contenue dans les pays émergents s’ils se recentrent vigoureusement ; cependant elle devrait augmenter partout ailleurs. Les flux migratoires continueront en conséquence de s’amplifier, cependant d’abord et avant tout au sein même des grands blocs et particulièrement en Afrique.

En un mot : augmentation du nombre des hommes inutiles et migrations accrues, potentiellement conflictuelles compte tenu de l’errance des conflits économiques et de leur perversion en conflits identitaires, telles sont les deux grandes tendances des projections déduites de l’analyse proposée » (p. 146-147).

CHAPITRE 4 : L’instabilité de la finance

CE QUE CERTAINS ÉCONOMISTES SAVAIENT, N’EN DÉPLAISE À LA REINE…

« Beaucoup d’économistes ne furent pas surpris par la crise de 2008. Certains l’avaient même assez bien anticipée. Les premiers savaient que l’organisation actuelle du système financier et monétaire rendait inévitable ce genre de crises, qu’elles en sont le mode de régulation. On trouve parmi eux aussi bien des économistes universitaires [Dont je fus ; voir mon ouvrage Le Commerce des promesses, Seuil, 2001 (rééd. Augmentée, « Points économie, 2009)] que des insiders : il existe en effet des banquiers et gestionnaires de hedge funds qui pensent leur métier [Par exemple, V. Levy-Garboua et G. Maarek en France, G. Sorros, W. Buffet, A. Greenspan…]. S’agissant des académiques, ils confessent généralement avec modestie leur incapacité à prévoir avec précision la date de ces crises inévitables et d’où viendrait le « déclic ». Cependant, ils étaient capables d’expliquer pourquoi subsiste toujours une incertitude radicale quant aux circonstances. D’autres, appartenant en général à l’industrie de la finance elle-même, dont certains gestionnaires de fonds et gourous comme Warren Buffet, ou encore Paul Jorion et Nouriel Rubini, avaient pronostiqué l’imminence de la crise et identifié d’où elle pourrait advenir. Personne en revanche ne peut se targuer d’avoir prévu son déroulement exact, ni la profondeur de ses conséquences économiques. Ceux qui ne furent pas surpris de la crise de 2008 savaient, en particulier : que la monnaie n’est pas un « voile », que la finance en général n’est pas « parasitaire », que la finance de marché est nécessairement instable » (p. 150-151).

La monnaie n’est pas un « voile »

« La monnaie n’est pas une marchandise comme les autres, qui n’aurait été choisis comme monnaie qu’en raison d’une propriété physique : contenir beaucoup de « valeur d’échange » dans un petit volume et être facilement divisible, on dit « fongible ». Quand on s’est engagé dans la voie de la monnaie-or par exemple, des problèmes de confiance se sont immédiatement posés : quel est le titre de ce lingot ou de cette poudre d’or qu’on me propose, ne sont-ils pas coupés de cuivre ? Ces questions de confiance n’ont été résolues qu’en faisant de la monnaie un pur signe. C’est ainsi que, de tout temps, les signes monétaires ont été partiellement – et sont désormais presque totalement – « dématérialisés ». Une pièce d’or n’est monnaie que si elle est « frappée » à l’image du souverain qui seul a le droit de « battre monnaie », de transformer de l’or-métal en or-monnaie. La dimension de signe, en qui seul le souverain peut donner « confiance », est attestée par le fait que toute pièce de monnaie en or contient moins d’or que ce qu’elle peut en acheter sous forme d’or en poudre ou en lingots non « frappés ». Le souverain se sert de la différence pour financer ses propres dépenses. C’est le privilège du « seigneuriage », du droit de battre monnaie. On le retrouve aujourd’hui dans le privilège que donne à l’économie américaine le fait que le dollar (un signe totalement immatériel) soit la principale « monnaie internationale ». Dès le XIIe siècle en Europe, les banquiers créent, sur la base des pièces d’or déposées dans leurs coffres par les puissants et les grands marchands, de la monnaie bancaire qui circule sous forme de « lettres de change », un simple morceau de papier portant la signature du banquier et celle d’un de ses clients. Ignorer cela, c’est ignorer l’origine et la structure même des économies de marché capitalistes.

La monnaie n’est donc pas une marchandise, c’est l’« équivalent général » de toutes les marchandises. C’est en réalité une simple créance, recouvrable en n’importe quelle marchandise qui s’offre à la vente. Comme toute créance, la monnaie n’est qu’une « promesse ». Une promesse de recevoir des biens et des services dans un avenir éventuellement très proche. Cette promesse ne sera honorée que si les vendeurs des biens que vous désirez acquérir conservent en cette monnaie la confiance que vous lui avez accordée en l’acceptant comme paiement d’une vente. Et la promesse ne sera pleinement honorée que si les prix n’ont pas augmenté entre-temps. En bref, dès qu’il y a marchandise, il y a monnaie. Et la monnaie n’est qu’un signe socialement validé, une simple promesse payable en marchandises » (p. 151-152).

La finance n’est pas parasitaire

« Dès qu’existent marchandises et monnaies apparaissent des « titres » financiers. Ce sont des promesses de rendre demain, généralement avec un profit, de la monnaie reçue aujourd’hui. Dès qu’existent des marchandises, de la monnaie et des titres apparaissent aussi une grande variété d’« instruments dérivés », c’est-à-dire des promesses , achetées aujourd’hui avec de la monnaie, d’être remboursé plus tard en marchandises (par exemple une option d’achat – un call – sur du pétrole ou du blé), en monnaie (par exemple un contrat à terme ou une option sur un indice boursier quelconque) ou en titres (par exemple un credit default swap : si vous avez acheté une obligation dont l’émetteur fait défaut, on vous en donne une autre du même type). Selon les instruments dérivés (il en existe des centaines de types différents), le remboursement est promis quel que soit l’avenir (par exemple un contrat à terme), ou uniquement en cas d’événement adverse spécifié par avance (par exemple une option). Ces instruments dérivés permettent donc de « se couvrir » (hedging) contre des risques, mais aussi de spéculer fort aisément – spéculer signifiant simplement : prendre le risque de perdre de la monnaie dans l’espoir d’en gagner. On dit que c’est Thalès qui, pour compléter ses revenus de mathématicien (probablement faibles au VIe siècle avant Jésus-Christ à Milet, en Asir Mineure), a inventé les options sur les moulins à huile. Signe que des instruments dérivés parmi les plus sophistiqués de la finance moderne, comme les options, sont contemporains de la marchandise et de la monnaie » (p. 153).

« Les prix des simples promesses que sont les titres sont fixés sur les marchés financiers par confrontation des anticipations de l’ensemble des acteurs susceptibles de les acheter ou de les vendre, anticipations de ce que sera effectivement la part des revenus auxquels ils donnent droit. Mais l’incertitude est irréductible : tout acte économique comporte un risque, si faible soit-il, que son résultat ne soit pas ce qu’en attend l’acteur. Le foisonnement de titres de risques différents permet à chaque acteur de choisir un certain niveau de risque pour son entreprise, quelle qu’elle soit : industrielle, commerciale, financière.

La finance n’est donc nullement parasitaire. Elle n’est pas cette superstructure inutile que beaucoup imaginent, flottant au-dessus de l’économie réelle et la pillant allègrement par de pures spéculations adossées à des pouvoirs de monopole et des pratiques d’initiés. La finance assure dans les économies marchandes, donc monétaires, deux fonctions essentielles : 1) transférer de la monnaie à ceux qui l’investissent dans les processus de production, de circulation et de consommation ; 2) gérer les risques de ces processus et les échanger entre ceux qui veulent s’en débarrasser et ceux qui veulent en prendre, c’est-à-dire spéculer » (p. 154).

L’instabilité intrinsèque de la finance de marché

« D’excellents travaux d’histoire économique sur les bulles et les krachs l’illustrent abondamment : la finance de marché est très instable [Voir, par exemple, C. P. Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière, trad. P.-A. Ullmo et G. Russell, Valor, 2005]. La raison, je l’ai dit, en est simplement qu’un titre financier n’est jamais qu’une promesse de revenus monétaires futurs. C’est ce qu’illustre admirablement l’anecdote que je rapportais en ouverture du Commerce des promesses, si éloquente qu’elle mérite la redite :

Au temps des tsars, dans une chambre sur cour du ghetto de Simferopol (Crimée), en pleine nuit, Moïshe, incapable de trouver le sommeil, se tourne et se retourne dans son lit. Rachel, sa femme, finit par lui demander :

- Qu’as-tu, mon cher mari, qu’est-ce donc qui te tourmente ainsi ?

- Je ne veux pas t’inquiéter, dit Moïshe.

- Si, dis-moi, je veux tout partager avec toi, je suis ta femme.

- Bon, si tu y tiens tant, je vais te le dire. Tu connais Samuel, notre voisin ?

- Oui, bien sûr !

- Eh bien, dit Moïshe, je dois lui rendre mille roubles demain matin… et je ne les ai pas.

- Ah ! Ce n’est que cela ? dit Rachel.

Elle se lève, ouvre la fenêtre et appelle Samuel dans la nuit, à travers la cour endormie :

- Samuel, Samuel !

- Que se passe-t-il, crie Samuel, surgissant à sa fenêtre, très inquiet. Les Cosaques ? Un pogrom ?

- Non, Samuel, rassure-toi. Tu connais mon mari, Moïshe ?

- Oui, je le connais, bien sûr !

- Tu sais qu’il te doit mille roubles ?

- Et comment ! Il doit me les rendre demain. J’y compte bien car j’en ai absolument besoin, les devant moi-même à David, notre voisin.

- Eh bien, mon cher Samuel, il ne te les rendra pas, car il ne les a pas.

Et Rachel ferme la fenêtre, se recouche et dit à son mari :

- Dors maintenant, c’est lui qui ne dort pas.

Cette belle histoire énonce une évidence : une créance, telle celle de Samuel sur Moïshe, n’est qu’une promesse de recevoir de la monnaie dans l’avenir. Rien ne permet d’être sûr que cette promesse sera tenue, car de l’avenir nul ne peut être certain. La finance dans son ensemble n’est ainsi qu’un « commerce de promesses » (p. 155-156).

FORMATION ET ÉVOLUTION DU PRIX D’UN TITRE FINANCIER

Le modèle des marchés efficients

Les modèles de marchés « mimétiques » et « autovalidants »

• Le mimétisme

• Les anticipations autovalidantes

• L’asymétrie d’information

• Deux régimes de fonctionnement

« Voici quelques exemples de basculement des anticipations dominantes :

- 1990 : fin de la vision du « Japon superstar » des nannées 1980 : krach immobilier et boursier, suivi d’une stagnation de dix ans.

- Août 1997 : changement brutal de perception de la « santé » et de la « bonne gouvernance » des économies asiatiques émergentes, Thaïlande, Corée, Indonésie, Malaisie et jusqu’à Hong Kong : krach des monnaies et des prix des actifs financiers et immobiliers de ces pays. Ceux-ci retrouvent cependant les taux de croissance antérieurs à la crise au bout de trois ans en moyenne.

- Mars 2001 : révision complète des perspectives de la « nouvelle économie », krach des actions « Internet ».

- Décembre 2001 : faillite d’Enron. L’entreprise vedette des années précédentes aux États-Unis apparaît soudain comme un repaire de voyous, qui ont dissimulé des pertes abyssales dans des paradis fiscaux. Elle fait donc inévitablement faillite. Juste avant, certaines banques qui détenaient de gros paquets d’actions, mieux informées que le boursicoteur, convainquent leurs clients que « tout va très bien » et leur conseillent d’acheter des actions d’Enron, ce qui leur permet de « s’alléger » sur ce titre.

- 2007-2008 : crise de la croyance en la capacité des marchés financiers à s’autoréguler. En 2015, en Europe, la crise économique induite dure encore.

Parce qu’elle donne un prix à des anticipations mimétiques, la finance de marché est intrinsèquement instable. Cela, de nombreux économistes le savaient. C’est pourquoi ils ne furent pas étonnés de la crise de 2008 consécutive à la faillite de Lehman Brothers » (p. 164-165).

LE MISTIGRI

« Il existe […] un mistigri quand la somme des droits auxquels chacun croit avoir droit excède ce que seront réellement les revenus à partager. Toute quantification précise demeure impossible, car naturellement personne ne peut être sûr du montant et de la distribution des revenus futurs, même de la période immédiatement suivante. S’il existe un mistigri, on connaîtra nécessairement un conflit de répartition, car personne ne restera indifférent à la réduction de ses revenus anticipés. En fonction de son intensité et des formes qu’il prend, il pourra même engendrer une baisse des revenus objet du conflit. On conçoit la complexité du problème : la lutte pour se défausser du mistigri accroît la taille du mistigri » (p. 166).

La dynamique du mistigri

La lente et difficile purge du mistigri

« Toute crise financière révèle donc l’existence, mais non pas l’ampleur exacte, d’un mistigri. Une part de celui-ci est logée dans les promesses de revenus portées par les titres financiers de toutes sortes, l’autre dans les promesses explicites ou implicites des contrats de travail actuels et à venir. Ni les uns ni les autres n’auront droit à ce à quoi ils s’attendent.

Le krach des prix de certains actifs détruit instantanément une partie du mistigri. Jamais totalement cependant : l’évaluation de l’ensemble des titres devient alors elle-même particulièrement errante. C’est au moment même de sa révélation que le montant du mistigri est le plus incertain, car l’avenir n’est jamais plus obscur que juste après un krach. La question ouverte par le krach est : au sein des titres financiers et entre eux et les revenus du travail, « qui va payer » ? C’est-à-dire : qui va conserver en main la part encore à purger du mistigri ?

Les enchaînements délétères qui suivent un krach financier (ou immobilier, c’est tout un) sont hélas très familiers. Certaines banques, selon qu’elles détenaient des titres dévalués dans le krach ou qu’elles avaient prêté à des fonds et des entreprises qui en détenaient, tombent en situation d’illiquidité : les autres banques ne veulent plus rien leur prêter pour faire face à leurs difficultés de trésorerie. Au-delà de ces apparentes difficultés de trésorerie, en théorie temporaires, elles sont peut-être réellement en faillite et les autres ont donc bien raison de se méfier. Cependant personne, même pas elles, ne peut le savoir, tant devient errant le prix des titres qu’elles possèdent. Les banques dans leur ensemble sont « stressées » [On parle maintenant, pour évaluer précisément les capacités des banques à résister à des crises systémiques de ce genre, de « tests de stress bancaire »] : non seulement elles ne se prêtent plus entre elles, mais elles réduisent fortement leurs crédits à l’économie (aux entreprises, aux ménages), c’est le credit crunch. La banque centrale « injecte » alors massivement de la monnaie afin de sauver les banques et d’éviter la « crises systémique » : un système bancaire qui se fige et une fuite devant la monnaie bancaire.

Beaucoup de banques se redressent, avec cependant quelques pertes pour les actionnaires, et peuvent rembourser la banque centrale. D’autres sont vraiment en faillite, mais too big to fail, trop grandes pour faire défaut. Elles doivent beaucoup trop d’argent à d’autres acteurs, en particulier d’autres banques. Leur faillite risquerait de déclencher une crise systémique. L’État négocie alors, avec les actionnaires et les créanciers, un plan de recapitalisation par des fonds publics, avec ou sans nationalisation. C’est le deuxième temps de la purge du mistigri : les contribuables sont « obligés » de racheter des banques en faillite et d’assumer leurs pertes, qui sont ainsi « socialisées ». C’est encore insuffisant, car le mistigri non seulement n’est pas encore purgé totalement, mais augmente du fait même de la récession qu’enclenche la crise financière puis bancaire.

Une partie du mistigri qui reste à purger s’est logée dans les dettes publiques. Elles ont augmenté sous l’effet de la recapitalisation des banques en faillite, mais surtout du maintien des dépenses de l’État pour amortir la récession. Les revenus du travail en ont déjà payé une bonne part en raison du chômage, de la stagnation des salaires et des réductions de services publics. La troisième phase de la lutte autour de la purge prend le plus souvent la forme d’une guerre de tranchées, avec ses hérauts keynésiens et libéraux qui polémiquent vigoureusement sur l’antériorité de l’œuf ou de la poule : purger d’abord rapidement, au détriment de la croissance, ou laisser la croissance opérer plus lentement la purge ? Un mistigri résiduel, qui ne s’érode que très lentement, les doutes sur la gestion des dettes publiques, l’austérité budgétaire et salariale, les masses de liquidités errantes, car rien ne se propose à l’investissement en raison des anticipations pessimistes, tout cela entretient la récession, voire engendre une déflation et entrave un règlement brutal et rapide du conflit de répartition, qui seul permettrait de sortir de ce piège » (p. 168-170).

Une illustration, l’histoire de la dette grecque

CE QU’ON A APPRIS AVEC LA CRISE DE 2008 ET QUE SAVAIT TRÈS BIEN LA REINE

Tous « rationnels »

« Il est proprement fascinant de parcourir le déroulement de la crise de 2007-2008 en s’interrogeant sur la rationalité des acteurs : tous furent absolument rationnels, compte tenu du système d’information, incomplet et asymétrique, et des incitations qui étaient les leurs. Le ménage américain pauvre qui souscrit un prêt subprime ; le courtier payé à la commission qui minore un peu les risques expliqués à son client pour placer le prêt ; la banque qui octroie le prêt, en connaît les risques et les prend parce qu’elle va les revendre avec profit au « marché » sous forme d’obligations en « titrisant » des paquets de créances ; les banques d’affaires qui, avec le conseil des agences de notation, « structurent » les titres de dette issus de la titrisation des créances bancaires et revendent avec profit des titres structurés de plus en plus complexes et opaques ; les agences de notation, qui les notent cependant « AAA » parce qu’ils sont assurés ; les compagnies d’assurances qui misent sur la mutualisation des risques ; les fonds d’investissement de toutes sortes, du fonds de pension au hedge fund spéculatif, qui achètent ces instruments nouveaux parce qu’ils ont des rendements annoncés légèrement meilleurs que ceux des bons du Trésor et qu’ils sont bien notés ; les banques à nouveau, qui financent ad libitum par création monétaire les opérations de marché des fonds de toutes sortes, dont leurs propres filiales ; tous, répétons-le, furent parfaitement « rationnels » » (p. 175).

Que faisaient les réglementeurs ?

« [A. Greenspan, Le Temps des turbulences, trad. T. Piélat et G. Nicolas, J.-C. Lattès, 2007] » (p.178).

Le trafic du mistigri : garder les rendements et céder les risques

RÉFORMONS !

L’ERRANCE ACCRUE DE LA CONFLICTUALITÉ ÉCONOMIQUE

« La globalisation financière amplifie l’errance des conflits économiques autour de la répartition primaire des revenus entre capital et travail, engendrés on l’a vu par la mise en compétition acharnée des territoires par les firmes globales pour la localisation des emplois nomades. Ces conflits sont déplacés, détournés, déterritorialisés par l’industrie de la finance de marché globale. Elle les transforme en lutte autour des mistigris, en particulier sous forme de crises de la dette publique et d’endettement des ménages. Cette errance des conflits économiques directs, répétons-le, ouvre la voie à d’autres identifications, ethniques, culturelles, raciales, religieuses. La crise de la dette grecque en donne une illustration. C’est un pur conflit de répartition, de purge conflictuelle d’un mistigri. Or on a oublié, ou même jamais su, les conflits de répartition qui ont conduit à la dette publique grecque. On a oublié qui en a vraiment profité, chez les Grecs et chez les autres Européens. On est à cent lieues des conflits économiques organisés en luttes de classes. En revanche, cela a donné lieu à des identifications nationalistes – les « Allemands » contre les « Grecs » –, à des valorisations collectives identitaires – les Allemands « fourmis », les Grecs « cigales » – et à des pulsions collectives que certains qualifient d’économie de la cruauté [Voir par exemple R. Major, Au cœur de l’économie, l’inconscient, Galilée, 2014] – « les Grecs ont fauté, ils doivent souffrir ». On voit également le thème du financier apatride, spéculateur sans vergogne sur le dos des peuples. La figure de l’usurier juif n’est pas loin. C’est déjà le cas dans beaucoup de pays arabes. Il n’est pas sûr que l’Europe en soit prémunie. S’amplifie ainsi le fantasme de la finance virtuelle au détriment de l’analyse de processus de conflits autour des revenus primaires » (p. 181-182).

PROSPECTIVE

« Une conclusion s’impose : tout est en place pour un retour d’une crise de type 2008. On s’interroge déjà sur ce que seront les nouveaux subprimes, les nouveaux déclencheurs de cette crise. Certains parlent des prêts aux étudiants aux États-Unis, qui enflent avec l’augmentation des droits d’inscription dans les universités américaines et sont de plus en plus risqués. Mais il y a bien d’autres candidats, dont les toujours présents actifs immobiliers et bien sûr les marchés d’action.

À cela s’ajoutent les conflits en cours et à venir autour des dettes souveraines et en tout premier lieu de la dette américaine en grande partie détenue par le gouvernement chinois. Le gouvernement chinois veut la transformer en actifs différents, plus rentables : des droits de propriété sur des immeubles, des usines, des infrastructures aux États-Unis. Les investissements directs de firmes publiques chinoises assureraient ainsi à une population vieillissante des revenus finalement bien plus sûrs que ceux des bons du Trésor ou des dépôts bancaires. Le gouvernement des États-Unis n’envisage pas cette perspective avec enthousiasme, car il y voit, à juste titre, une menace sur la souveraineté des États-Unis : conflits en perspective avec importantes répercussions sur les fluctuations de monnaies. Il faut donc s’attendre aussi à des épisodes de guerre monétaires.

Concluons. Nous avons très certainement devant nous de violentes et vastes purges de mistigris, suivies de longues stagnations entretenues par l’intensité des luttes, internes et internationales (guerre des monnaies), sur le partage des revenus. Ces perspectives sont peu réjouissantes du point de vue des hommes inutiles. En effet, l’instabilité économique jette périodiquement et massivement des hommes au chômage. C’est alors que les effets de trappe jouent. Dans les pays à marché du travail très flexible, la plupart de ceux qui ont perdu leur travail durant la récession en retrouvent avec la reprise, mais cela se produit en général au prix d’inégalités aggravées et de working poors plus nombreux. Dans d’autres pays, particulièrement en Europe, après chaque récession engendrée par l’instabilité financière, certains restent dans la trappe du chômage de longue durée et perdent bientôt tout moyen d’en sortir. De plus, les crises financières et économiques globales comme celle de 2008, ou plus locales comme la crise asiatique de 1997, ralentissent la vitesse de rattrapage des pays émergents et donc la vitesse de transformation en nouveaux nomades de leurs paysans sans terre et des urbains sans travail des slums. L’instabilité de la finance globale de marché tend donc à augmenter partout le nombre d’hommes devenus inutiles à cause de la destruction du capital naturel et de la globalisation des firmes » (p. 183-184).

CHAPITRE 5 : Préconisations

« Les États sont souverains, même si les puissances d’influence des uns sur les autres sont très inégales. Ils n’entrent dans des accords de coordination de leurs politiques économiques que volontairement. Quand un « problème », tel que l’effet de serre, exige une coordination globale des États souverains, les négociations sont soumises à des « imperfections de coordination » bien connues, comme celles illustrées par le « dilemme du prisonnier » ou « le passager clandestin », qui se manifestent quand chaque État poursuit des buts strictement nationaux alors que l’existence d’un « bien commun » est en jeu » (p. 186).

LES OBJECTIFS INTERMÉDIAIRES ET LES NIVEAUX D’ACTION

La nature

La globalisation des firmes

La finance

AVEC QUELS INDICATEURS ?

« Toute politique a besoin d’indicateurs quantifiés pour vérifier la progression vers les objectifs. Les indicateurs disponibles sont de plus en plus abondants, quoique pas toujours pertinents, car ils ont été définis dans les cadres analytiques anciens. Un cadre nouveau exige des indicateurs inédits.

La montée de préoccupations environnementales a suscité la multiplication d’indicateurs physiques de l’état du capital naturel. Tenter de les résumer en un seul indicateur synthétique de l’état du capital naturel et de son évolution, qu’il s’agisse de l’ « empreinte écologique » [« Empreinte écologique » : voir la définition et les mesures sur le site du Global Footprint Network (http://www.footprintnetwork.org/fr/)] mesurée en hectares ou du « PIB vert » mesuré en monnaie, n’illustre que les très grandes tendances, tant le calcul dépend de nombreuses conventions. Il faut donc continuer d’investir dans des tableaux de bord physiques et détaillés de l’état du capital naturel » (p. 189).

L’ère des « mégadonnées »

« Toutes les transactions financières, tous les mouvements de monnaie et de titres entre institutions financières, entreprises et particuliers peuvent être tracés, et ceci naturellement au plan mondial. Les États commencent de s’en servir pour lutter contre l’ « évasion fiscale ». Ils pourraient aisément et du jour au lendemain repérer, interdire et sanctionner toute transaction avec des acteurs domiciliés dans des paradis fiscaux ou réglementaires. La condamnation en 2014 aux États-Unis, de la banque BNP Paribas accusée d’avoir organisé des financements en dollars au Soudan et à Cuba, deux pays placés sous embargo par le gouvernement des États-Unis, illustre bien la puissance des moyens actuels de contrôle.

Second exemple. On sait, parce que des chercheurs se sont donné la peine de tracer la localisation des chaînes de valeur qui produisent en 2009 un « iPhone », que 3,6 % seulement du coût « sortie usine » (fabrication et assemblage) de cet objet est constitué de valeur ajoutée « chinoise » (contre 6 % de valeur ajoutée nord-américaine, 33,8 % japonaise, 13 % coréenne, 16,8 % allemande, 26,8 % pour le reste du monde) [Notons que le coût usine était en 2009 de 179 dollars. La différence avec le prix payé par le consommateur final, plus du double, allait pour l’essentiel à la firme Apple et rémunérait la conception et la commercialisation. Source : Andrew Rassweiler, IHS iSuppli Market Research, 2009 (http://www.isuppli.com)]. L’iPhone ne contient donc en réalité que très peu de travail nomade chinois, en valeur, que de travail nomade allemand. Qui en est conscient ? Avec le marquage des objets par puces communicantes RFID, on pourrait connaître la répartition de la valeur ajoutée et donc du travail contenu dans n’importe quel bien-service, au lieu de la simple et désormais totalement fallacieuse étiquette « Made in … ». Cela obligerait, de plus, les firmes globales et leurs sous-traitants de tout rang à déclarer les valeurs ajoutées locales et donc les prix de transfert, pour le plus grand bénéfice des administrations fiscales mais aussi des salariés des firmes, qui seraient ainsi informés du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits au niveau de l’entreprise.

Tout cela n’implique nullement une administration mondiale tentaculaire à la Big Brother. Les progrès phénoménaux dans le traitement des données permettraient de les utiliser avec une grande économie de moyens, si naturellement tout le monde jouait le jeu dans la collecte et la communication des données « primaires ». En matière financière, les banques ayant été contraintes de le faire, c’est déjà le cas. Dans le commerce des biens-services, ce pourrait être plus difficile, mais possible en quelques années. De surcroît, on aurait une mesure de la localisation des emplois nomades et de leur évolution et ainsi un ensemble d’autres « métriques », précieuses pour mesurer les effets des politiques que nous allons examiner. Un signe qu’il ne s’agirait pas là d’administration-fiction « orwellienne » : l’OCDE a déjà commencé d’établir des statistiques de localisation des « chaînes de valeur ajoutée globales » (Global Value Chains Initiative) » (p. 190-191).

Haro sur le PIB ?

« L’affaire est entendue : le PIB, même « vert », ne délivre pas une bonne mesure de la « croissance », encore moins du « bien-être ». Le PIB d’un pays est cependant aussi la somme des revenus monétaires perçus par l’ensemble des acteurs résidant dans le territoire, pendant une période donnée, l’année en général. C’est la « fiche de paie » des résidents d’un territoire. En tant que tel il est précieux à connaître. Il permet de mesurer l’évolution de la répartition des revenus : des ménages, des entreprises et des États, du capital et du travail, des riches et des pauvres, avant et après transferts, des nomades et des sédentaires, etc. Il ne faut surtout pas se dispenser de mesurer le PIB nominal, en prix courant. Au contraire, il faut que les mesures deviennent de plus en plus précises et les conventions de calcul exhibées et discutées. C’est essentiel pour ce qui est de la dynamique des inégalités de revenus monétaires » (p. 191-192).

LA NATURE, PRÉCONISATIONS

Les trappes locales

« Le mécanisme de trappe locale a été analysé par le modèle aux élastiques. Rappelons-le. Une destruction initiale de capital naturel est provoquée soit par une pollution venant de l’accumulation de capital technique, soit par une perte de capital social, comme la disparition ou le dysfonctionnement d’une organisation sociale qui réglementait le prélèvement sur la ressource, soit par une perte d’un savoir-faire ancien, du capital humain, ou simplement par l’augmentation de la population. Ce processus n’est en général pas linéaire et s’accélère de lui-même si l’on dépasse certains seuils. Le capital naturel devient alors insuffisant pour la survie des hommes, qui perdent une bonne part de leur capital humain et social initial et tombent dans des trappes de grande pauvreté et d’inutilité. Il faut investir à temps et simultanément dans les quatre capitaux pour empêcher ces cercles vicieux » (p. 192).

Quel accord pour le climat ?

« Toute politique climatique doit partir d’un axiome politique : « chaque homme a un droit égal au capital naturel ». Le capital naturel contribue en effet très largement à la production des « biens premiers » au sens de John Rawls, à la création des « capacités élémentaires » au sens d’Amartya Sen, biens et capacités auxquels chacun a également droit, du moins si on veut satisfaire aux critères minimaux d’une société « juste ». À vrai dire, le capital naturel en tant que tel est « le premier des biens premiers ». Rien ne peut justifier un accès « inégal » à la nature entre les hommes qui, depuis la Révolution française de 1789 et la propagation universelle de ses « déclarations », savent qu’ils naissent « libres et égaux en droits ». Rousseau affirme, dans son célèbre discours sur « L’origine de l’inégalité parmi les hommes » (qui précède de trente-huit ans la Déclaration universelle des droits de l’homme de la Convention de 1793) : « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne » (souligné par moi).

Si l’objectif climatique se traduisait, par exemple, par un droit d’émission « soutenable » de gaz à effet de serre (GES) de deux tonnes par homme et par an, c’est vers ce niveau que devraient converger les émissions moyennes par habitant de tous les pays. C’est vers ce niveau également que doivent converger les émissions par habitant au sein de chaque pays, puisque « les fruits sont à tous » » (p. 194-195).

• Le type d’accord international possible

• De quelques illusions à écarter sur la croissance verte

• Conditions de la croissance verte

• Les instruments de la croissance verte

• Nécessaire déconnexion/unification des politiques européennes

• Conclusion

LA GLOBALISATION, PRÉCONISATIONS

Réduire le nombre d’hommes inutiles en Europe et aux États-Unis

« [Les préconisations qu’on va lire ont été lues et semble-t-il appréciées par le président Macron. Dans le journal Les Échos du 15 juillet 2016, alors qu’il était encore ministre de l’Économie et peu avant sa démission pour fonder son mouvement politique « En Marche », Emmanuel Macron recommande L’Homme inutile de Pierre-Noël Giraud, dans sa liste de cinq livres de chevet pour l’été aux côtés de l’historien Patrick Boucheron, du poète Jean-Michel Maulpoix, du romancier Mathias Énard et du politiste Pierre Rosanvallon. Voici comment il explique ce choix : « On ne sort pas indemne de L’Homme inutile, c’est une manière d’interroger crûment certaines de nos réalités » (https://www.lesechos.fr/15/07/2016/lesechos.fr/0211130871296_les-livres-de-chevet-d-emmanuel-macron-ministre-de-l-economie-de-l-industrie-et-du-numerique.htm). L’auteur ne fait cependant pas partie des conseillers rapprochés d’Emmanuel Macron, concevant son rôle d’économiste comme « conseiller » de l’opinion éclairée et non directement « conseiller du Prince »] » (p. 203).

• Sortir de l’euro

« La sortie de l’euro est préconisée par certains pour retrouver au niveau national l’usage de la politique monétaire à des fins internes : le pilotage par la Banque centrale des taux d’intérêt dans sa monnaie, et externes, la gestion du taux de change. Dans le cas de la France, en déficit commercial depuis des années, la sortie de l’euro se traduirait par une dévaluation du franc par rapport aux monnaies de nos principaux partenaires commerciaux : l’euro et le dollar. Or dévaluer est le moyen le plus simple de réduire les coûts salariaux dans l’économie nomade. C’est d’ailleurs l’argument de ses avocats : pour diminuer les coûts salariaux, dévaluer est bien plus facile que de réduire les salaires réels. En Allemagne, il a fallu dix ans et les « lois Hartz » pour les ralentir. En sortant de l’euro, on obtient le même résultat mais du jour au lendemain. Une dévaluation du franc fait monter le prix en franc des biens nomades et donc réduit le pouvoir d’achat des salaires. En revanche les entreprises de nomades, si elles maintiennent leurs prix en euros, voient leurs marges augmenter en francs. En bref, les revenus du travail baissent et les profits augmentent. C’est le but recherché : on attend des patrons qu’ils réduisent un peu leurs prix tant à l’exportation que sur le marché intérieur, gagnent ainsi des « parts de marché », produisent plus, investissent et créent des emplois nomades » (p. 204).

« Pour juger de la sortie de l’euro, il ne faut pas en rester à ses effets immédiats. Il faut aussi examiner ce qu’on envisage après elle. Il n’existe que deux voies. Soit un retour à la case « SME », le serpent monétaire européen, soit une sortie de l’Union européenne, qui disparaîtrait alors ou se réduirait à une Europe allemande. Dans le premier cas, la dévaluation est une bouffée d’oxygène, comme celles insufflées à la Grande-Bretagne et à la Suède dans les années 1990. Elle permet la création de quelques emplois nomades dont le prix a baissé dans l’économie globale. Mais au-delà, le pays doit se soumettre à nouveau à la discipline du serpent monétaire, dont l’aboutissement est l’euro. Il faudra donc le rejoindre une seconde fois. Dans le second cas, on choisit un régime de liberté croissante des politiques monétaires et de variations de change entre monnaies européennes, qui autorise les dévaluations compétitives au sein d’un marché commun. Ce dernier n’y survivra pas, et l’Union se décomposera. Dans ce cas le territoire « France », ayant largué les amarres européennes, s’il ne résout pas le problème de fond : investir dans le capital humain et social, glissera vers le bas, par dévaluations successives, sur l’échelle des inégalités entre territoires, croisant ainsi dans quelques années les pays émergents qui, eux, la remontent. Ce qui n’exclura nullement l’existence sur le territoire français d’îlots de nomades très prospères et spécialisés, ni le développement d’un tourisme tant de masse que de haut de gamme pour la classe moyenne et les nouveaux riches des pays émergents » (p. 205-206).

• Le protectionnisme national

« La fin de l’euro et de l’Union européenne accentuera donc la tentation du protectionnisme national, chaque pays cherchant à se protéger des dévaluations compétitives des autres.

Le protectionnisme national est d’ores et déjà préconisé, en accompagnement et en prolongement de la sortie de l’euro, par certains partis en France, dont le parti d’extrême droite Front national de Marine Le Pen, mais aussi le mouvement « La France insoumise » de Jean-Luc Mélenchon, issu de la « gauche ». Or cette politique réduirait drastiquement n. Le territoire français, contrairement au chinois, ne possède pas de marché intérieur assez vaste et riche pour que les firmes globales y localisent spontanément de nombreux emplois nomades. Une politique protectionniste à l’échelle de la France « sédentariserait » de fait une bonne part de l’industrie et des services auparavant nomades. Désormais protégés, ils seraient coupés de la compétition globale, ce qui affaiblirait à coup sûr leur capacité d’innovation. Au mieux, une telle politique nous condamnerait au modèle américano-indien d’îlots de prospérité, rassemblant un petit nombre de nomades très riches concentrés dans les rares pôles d’excellence que le territoire aurait réussi à conserver, entourés d’un océan d’emplois sédentaires médiocres et mal payés, avec des inutiles en grand nombre. En conséquence, de grandes inégalités entre ces nomades et la masse des sédentaires au sein desquels, l’État étant rapidement en faillite, la forme dominante et croissante d’inutilité serait la survie dans l’intermittence d’emplois non qualifiés et sans avenir. Au pire, une telle politique nous conduirait à un décrochage général de la qualité du capital humain et social et à une paupérisation relative à l’égard des autres pays, y compris des pays émergents. Il faudrait alors envisager un processus de réémergence. Souvenons-nous que l’Argentine, territoire aussi « riche » dans les années 1920 que bien des pays d’Europe, fut reléguée dans les années 1960 au rang de « pays en développement » sous régime dictatorial, et que son protectionnisme à partir des années 1930 y a fortement contribué. N’est pas protectionniste qui veut » (p. 206-207).

• La flexibilisation du marché du travail

« Pour simplifier : un contrat de travail unique nettement plus précaire (il serait très facile, à savoir peu coûteux, de licencier) et la suppression de tout minimum de salaire. Pour ses défenseurs, la flexibilisation est susceptible d’augmenter le nombre d’emplois nomades, puisque certains salaires baisseront en dessous du SMIC actuel (le salaire minimum en France). On peut en douter, dans la mesure où le territoire français ne guère espérer entrer en compétition avec les anciens et nouveaux émergents par une baisse, qui resterait nécessairement limitée, du coût du travail, comme nous l’avons souligné à propos de la dévaluation. La flexibilisation apparaît donc principalement comme un moyen de partager autrement le travail et les revenus au sein des sédentaires.

Une version radicale de la flexibilisation, telle que nous l’avons décrite, devrait certainement être accompagnée d’un « impôt négatif », si le salaire le plus bas que fixe « librement » le marché du travail ne permet pas de vivre « décemment ». L’impôt négatif est un revenu de complément donné à ceux dont les revenus du travail tombent en dessous d’un certain seuil. Il a été proposé en particulier par Milton Friedman. L’idée est reprise par les libéraux actuels s’ils sont conséquents, et beaucoup le sont. Dans les deux cas : dans la situation actuelle de dualisme du marché du travail (emplois en CDI – contrat à durée indéterminée – relativement bien protégés pour les uns et chômage de masse plus précarité pour les autres) et dans la proposition libérale de flexibilisation totale, il s’agit avant tout de définir, politiquement, des seuils. Car comment décider du revenu qui permet une « vie décente » (quel est le panier de biens premiers ?), sinon par une délibération politique ? » (p. 207-208).

• Le revenu universel

« Venant de la droite libérale et de la gauche radicale, ce qui le rend intéressant a priori, le « revenu universel » (basic income en anglais) est un revenu sans condition d’attribution. C’est une forme d’impôt négatif. Ses partisans de gauche ajoutent qu’il doit permettre de vivre « décemment » sans se présenter sur le marché du travail.

L’élection présidentielle de 2017 en France, où le revenu universel a été proposé par le candidat du Parti socialiste et récusé par tous les autres, dont le président élu, ainsi que des débuts d’expérimentation en Finlande, ont relancé le débat » (p. 208-209).

« Il s’agit de discuter du fond. Celui-ci a naturellement été abordé par la philosophie politique, par Philippe Van Parijs en particulier [P. Van Parijs, Y. Vanderborght, Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy, Harvard University Press, 2017. Y. Vanderborght, P. Van Parijs, L’Allocation universelle, La Découvertes, « Repères », 2005]. Le débat porte selon moi sur deux questions politiques importantes.

La première est celle de l’usage que feraient les hommes d’une plus grande oisiveté. Les partisans du revenu universel affirment en effet que, une fois dotés d’un revenu minimum, les jeunes, les chômeurs et les vieux, loin de rester oisifs et de passer leur temps à « tenir les murs » de leur cité ou à fumer la pipe sur le pas-de-porte de leur pavillon, vont mettre bénévolement leurs capacités au service des autres. Loin de devenir des assistés ou des « surfeurs de Malibu » se gaussant « des imbéciles qui bossent comme des tordus pour leur payer leurs loisirs », ils inventeront et développeront spontanément des activités socialement très utiles, activités qui justifieront, et bien au-delà, les transferts de pouvoir d’achat consentis pour financer le revenu universel.

Les adversaires du revenu universel sont nettement moins optimistes quant à la question cruciale qu’avait bien posée Keynes dans sa célèbre « Lettre à nos petits-enfants », dès 1930. Assurant comme possible et probable au XXIe siècle une société faisant une large place à l’oisiveté : trois heures de travail productif par jour en moyenne, comme chez les peuples premiers, Keynes s’inquiétait de l’usage que ferait l’humanité de cette « liberté de ne rien faire ». Telle est bien, en effet, la question. Compte tenu de ce que le revenu universel est aujourd’hui défendu non seulement par des altermondialistes et des écologistes, mais aussi par les « tycoons » et les gourous de la Silicon Valley, on peut voir en lui une politique de résignation devant la montée de l’« inutilité » économique. Aux sans-emploi, chômeurs de longue durée, précaires enchaînant des petits boulots intermittents et sans perspectives, à ceux de la robotisation et des globalisations ont rendus superflus, on dit : « Puisque vous êtes désormais et durablement inutiles et que l’État ne veut pas de troubles, il vous donnera du pain, tandis que les géants du numérique vont se charger d’organiser les jeux ». « Panem et circenses. » Inquiétante perspective, ne serait-ce que parce qu’on peut se demander si cette potentielle « plèbe » à la romaine se contentera de ce genre de jeux, et sinon, quels seront les jeux du cirque avec mort d’hommes ? Bref, les adversaires du revenu universel ne croient pas que le « à chacun un minimum inconditionnel » engendrera spontanément un « de chacun selon ses capacités ». Il s’agit bien là des deux visions contrastées de ce que l’homme pourrait bien faire à l’avenir d’une plus grande liberté.

C’est non plus l’usage qu’on en ferait, mais les conditions mêmes de cette liberté qui sont au cœur du second débat politique que convoque le revenu universel. Ce débat questionne notre conception de ce que doit être une « société juste ». Une société juste peut-elle se contenter d’assurer à chacun un « panier minimal de survie » pour solde de tout compte et qu’ensuite chacun en fasse ce que bon lui semble, ce qui est une lecture possible du revenu universel ? Ne doit-elle pas plutôt garantir des « opportunités » minimales, donner à chacun et tout au long de sa vie les « capacités » – au sens d’Amartya Sen – d’améliorer en rapport avec les autres, d’avoir une activité socialement utile ? » (p. 209-210).

• Le « tout formation »

« Les économistes de l’emploi font volontiers remarquer que le chômage, en particulier de longue durée, et le sous-emploi affectent essentiellement les non-qualifiés, que le système d’enseignement secondaire produit hélas en trop grand nombre. De là, un sophisme fréquent, que nous avons déjà rencontré dans le débat du début des années 1980 (« Nos salaires sont-ils fixés à Pékin ? ») : « La solution est très simple : il suffit de qualifier les non-qualifiés. » C’est ne pas voir que le problème se trouve aussi du côté d’une insuffisance d’offres d’emplois. Ces emplois raréfiés, on les donne bien sûr de préférence à ceux qui ont un diplôme, et les non-qualifiés sont de reste [Dans mon université, le service du personnel a été amené à refuser d’examiner les candidatures, à un poste de manutentionnaire à la bibliothèque, de titulaires de doctorats…]. Ce n’est pas qu’ils sont « inemployables ». Si c’était le cas, en effet, la formation serait la solution. C’est que l’offre d’emploi est insuffisante. En France, les statistiques de Pôle emploi montrent que les offres d’emploi non satisfaites (par manque de qualification) sont bien inférieures au nombre de chômeurs. Bien évidemment, dans une dynamique de création d’emplois, la formation est essentielle, mais elle ne peut en être l’unique levier » (p.211).

• Augmenter n, le nombre relatif des nomades

« Sur la nécessité et les moyens de réindustrialisation du territoire français, je renvoie au rapport Gallois [L. Gallois, Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, La Documentation française, 2012] et au site (également en anglais) de « La Fabrique de l’Industrie [http://www.la-fabrique.fr/en/la-fabrique-en-bref-eng/] », un think tank dont Louis Gallois est coprésident. L’essentiel y est en effet très bien dit » (p. 213).

« Dans tous ces domaines il faut se garder de la tentation de copier le modèle allemand. La France n’est pas l’Allemagne. Nous n’aurons pas demain un syndicat du type d’IG Metal capable d’organiser des grèves dures avec le soutien de 95 % des salariés et dont le patron devient président de Volkswagen. Nous n’avons pas de « Länder » puissants et interventionnistes. Les PME françaises ne vont pas se transformer rapidement en ETI et former un mittel stand [ETI : entreprises de taille intermédiaire, situées entre PME (petites et moyennes entreprises), et grandes entreprises, employant entre 250 et 5.000 salariés et ayant moins de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Elles sont relativement plus nombreuses en Allemagne où elles constituent le mittel stand] comme en Allemagne. En revanche, de nombreuses firmes globales sont d’origine française et conservent encore un ancrage de privilégié au territoire, dont une bonne part d’activités de recherche. Elles pourraient être des incubateurs de start-up bien plus efficaces.

Appuyons-nous sur le « génie français ». Nous sommes encore une nation d’ingénieurs, nous avons une passion « anormale » pour les mathématiques. Il faut valoriser ces compétences dans la robotique, les systèmes intelligents, le numérique et même la finance. Les succès dans ces domaines des start-up françaises sont d’ailleurs brillants. S’il faut s’inspirer de modèles étrangers d’industries-services, regardons davantage du côté de l’Italie du Nord, du Japon et de la Californie. Nous sommes encore aussi une nation d’artisans, d’artistes du terroir. Développons l’offre de biens-services nomades liés aux avantages naturels et culturels du territoire. Malheureusement, selon des rapports récents, l’industrie du luxe ne trouve plus les artisans dont elle a besoin en France et n’en forme pas assez. Ces emplois nomades partent ailleurs. Ne resteront bientôt en France, si cela continue, que la conception, à l’instar d’Apple en Californie, à ceci près que la compétition dans la mode et le luxe entre Paris, Londres, Milan, New York et demain Shanghai sera beaucoup plus rude. Quant aux industries agroalimentaire et de transformation du bois, elles sont anormalement peu développées et inefficaces en France, compte tenu des ressources naturelles disponibles. Enfin, malgré Houellebecq qui en fit une caricature, ne méprisons pas le gisement d’emplois nomades que constitue le tourisme » (p. 215).

• Augmenter s, la préférence pour les biens-services sédentaires

« Le cas des taxis parisiens est ici caricatural. Un monopole sur la détention des « plaques » qui donnent le droit d’exercer la profession a engendré des rentes considérables pour quelques compagnies dotées de forts appuis politiques. Ces rentes se mesurent au prix exorbitant qu’atteint la « plaque » : plus de 500.000 euros en 2015. Assises sur ces rentes de monopole, les compagnies n’ont pas anticipé la révolution technique qui allait donner naissance à des entreprises comme Uber ou se sont crues assez fortes et politiquement protégées pour y résister. Elles ont refusé toute évolution, en instrumentant la frange des taxis indépendants qui avaient payé des prix très élevés pour l’être. Quoi qu’elles fassent, leur monopole va être balayé par Uber et consorts. Quelle conséquence sur les inutiles ? A priori, une augmentation du nombre d’emplois sédentaires, par déplacement de la demande de « transport urbain » vers ces emplois, comme dans le cas du transport collectif. En effet, plus de taxis signifie, pour les mêmes déplacements urbains, moins de voitures individuelles, bien nomades, et plus de services de conduite, sédentaires. Mais en même temps, le système Uber est plus précaire pour les chauffeurs. Pour certains, il ne s’agira donc que d’un changement de type d’inutilité : plus d’emplois, mais plus d’intermittence » (p. 216).

• Politiques transversales

L’Europe

Les frontières de l’Europe

« Enfin, l’Europe doit définir sa politique aux frontières. Encore lui faut-il avoir défini ses frontières. Le projet européen consiste en la création d’un territoire économique à l’intérieur duquel tout circule, doté de frontières au travers desquelles tout ne circule pas. Un territoire soumis à un pouvoir étatique unifié, même s’il est très décentralisé et « fédéral ». Ce projet est incompatible avec une Europe à 28 en élargissement constant, où l’écart de PIB par habitant entre le troisième pays le plus riche (le Danemark) et le plus pauvre (la Bulgarie) est de 6,7, alors qu’il est de 3,2 entre les États-Unis et le Mexique et de 2 entre États des États-Unis, on l’a dit. Avec, circonstance aggravante, une circulation des hommes au sein de l’Union plus difficile en Europe qu’aux États-Unis en raison des traditions culturelles de « pionniers » des Américains et de l’unicité de langue. Construire une Europe, telle que définie ci-dessus, à 28 pays ou plus aussi différents, est une chimère. Poursuivre dans la voie actuelle est destructeur de toute autre configuration praticable et conduira à l’éclatement de l’Union.

Il faut réorganiser l’Europe en trois cercles. Un premier cercle de pays ayant la volonté et la possibilité d’une convergence économique rapide et d’un fédéralisme non seulement monétaire et budgétaire, mais des grandes politiques sectorielles. Le premier cercle serait l’espace pertinent pour d’actives politiques technologiques, industrielles, agricoles, de formation, d’aménagement du territoire ; si besoin pour des politiques mercantilistes, en tant que « plan B » dans les négociations internationales dont nous allons parler. Le deuxième cercle serait constitué des autres pays actuels de l’Union, qui ne peuvent ou ne veulent pas (la Grande-Bretagne) entrer dans le premier. Entre eux le premier cercle : une zone de libre-échange, un serpent monétaire, et par conséquent une certaine coordination des politiques macroéconomiques. Cependant, en raison de l’indépendance contrôlée des monnaies, la coordination pourrait être moins contraignante et laisser plus de libertés à chaque pays, au prix d’une divergence possible de leurs trajectoires économiques. Le troisième cercle engloberait certains pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, tels que la Turquie, le Maroc, la Tunisie, Israël. Avec eux seraient conclus des accords de partenariats régionaux spécifiques, comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Nous verrons en conclusion quel devrait être le choix de la France » (p. 223-224).

De nouvelles règles du jeu internationales

Pour un mercantilisme européen

« Plutôt que de rétablir des taxes aux frontières, je propose que l’Europe du premier cercle étudie sérieusement une option de totale réciprocité, en matière des règles du commerce et des investissements non seulement avec les États-Unis mais aussi avec les grands pays émergents, qui ont de fait achevé leur rattrapage technologique. En particulier, traiter les firmes globales, y compris celles d’origine chinoise ou indienne, comme le fait à très grande échelle la Chine et comme l’a fait le gouvernement américain dans le cas de la vente de TGV pour la firme européenne Alstom [Ce marché a reçu l’agrément du gouvernement américain sous condition que les rames du TGV (train à grande vitesse) soient entièrement produites aux États-Unis] : imposer un contenu de fabrication locale minimal pour accéder au marché local. Autrement dit, bienvenue en Europe à tout bien ou service, quelles que soient les entreprises qui les produisent, à condition qu’une partie des chaînes de valeur de ce produit soit localisée sur le territoire européen. Les segments de chaînes de valeur que nous devrions viser à conserver ainsi sont ceux dont la compétitivité-coût est peut-être fragile à court terme, mais ne peut que s’améliorer au fur et à mesure du rattrapage des pays émergents. Ce sont celles qui correspondent à l’emploi d’un capital humain et social longuement accumulé et dont la disparition serait très coûteuse à plus long terme. L’industrie aéronautique est dans ce cas. Ainsi, par exemple, il s’agirait de déclarer au gouvernement chinois : « Si vous voulez qu’une entreprise chinoise vende un avion, par exemple le Comac [La Comac est une firme d’aéronautique chinoise à capitaux publics dont le C919, certifié en 2015, est un concurrent direct de l’Airbus A320 et du Boeing 737], à une compagnie aérienne qui le fera atterrir en Europe, il faudra que 30% (simple exemple, c’est précisément ce % qu’il faut négocier sur la base d’une réciprocité) de sa valeur ajoutée soit réalisée en Europe. Pour ce faire, nos clusters aéronautiques, à Toulouse ou à Hambourg, accueilleront avec enthousiasme les investissements directs de la Comac et ceux de ses sous-traitants ». Une telle mesure laisse les firmes globales libres d’optimiser les chaînes de valeur et de continuer ainsi à transmettre aux consommateurs finaux les avantages des économies d’échelle et d’agglomération engendrées par leur globalisation » (p. 226-227).

• Les migrations

INUTILITÉ ET MIGRATIONS

« En quoi l’arrivée sur le marché du travail d’un immigré initialement « sans papiers » – et non plus d’un jeune né et éduqué en France – modifie-t-elle cette analyse ? Absolument en rien dans ses grandes lignes. Ainsi n’a-t-on pas plus de raison d’accuser un nouvel immigré de créer du chômage qu’un jeune né en France et qui se présente sur le marché du travail pour la première fois. Il y a cependant quelques différences. Mais dans quel sens vont-elles ?

La première différence est que l’immigré arrive sans qu’on ait besoin d’investir collectivement dans sa formation, ce qui a été le cas du jeune. Toutes choses égales par ailleurs, ce sont des dépenses socialisées en moins pour les habitants du territoire. La seconde, c’est que l’immigré sans papiers travaille « au noir », du moins au départ. Il est donc payé moins cher par son employeur que les Français ou l’immigré avec papiers, qui sont au SMIC ou plus. Les experts débattent pour savoir si cette rémunération réduite pèse sur le niveau général des salaires. Cela dépend beaucoup de règles en vigueur sur les marchés du travail. Quand bien même ce serait le cas et que les rétributions « au noir » pèseraient sur les salaires sédentaires, rappelons que cette baisse peut augmenter la consommation des biens-services sédentaires et donc l’emploi dans ce secteur. Par exemple, si la plonge dans les restaurants parisiens n’était pas faite très largement par des sans-papiers sous-payés, le repas au restaurant serait plus cher, les gens iraient moins au restaurant, ce qui réduirait aussi les emplois des serveurs qui sont, eux, des « vrais Parigots ».

De plus, le travail totalement au noir n’est pas aussi fréquent qu’on l’imagine. Beaucoup de « sans-papiers » travaillent avec de « faux papiers » en ceci qu’ils sont plusieurs à user des papiers, véritables, d’un même cousin ou ami. Et il peut être difficile pour l’employeur français de s’en rendre compte à partir d’une vieille petite photo d’identité, a fortiori s’il n’a pas vraiment envie de le savoir du moment que la personne « travaille bien ». Or il est clair que ceux qui arrivent dans ces conditions ne sont généralement pas des tire-au-flanc : pensons à l’inoubliable dernière scène du film d’Elia Kazan America, America, ou plus près de nous à L’aventure est un secret, film documentaire de Pierre Linguanotto sur la vie au long cours des sans-papiers parisiens. Ces vrais-faux sans-papiers cotisent aux caisses sociales, à plusieurs sous le même numéro. En revanche, quand ils seraient en droit d’en recevoir des prestations, qu’il s’agisse de dépenses de santé ou d’indemnités chômage, les caisses font des recoupements, repèrent l’existence de plusieurs cotisants sur le même numéro et refusent les prestations, bien sûr sans rembourser à l’employé et à l’employeur les doubles, triples, quadruples… cotisations. Si bien que des études ont montré que les immigrés dans leur ensemble, « sans papiers » compris, ne « pèsent » pas sur les comptes sociaux [OCDE, « Is migration good for the economy ? », Migration Policy Debates, mai 2014, n°2] » (p. 231-232).

LA POLITIQUE D’IMMIGRATION

L’islam et les « contradictions au sein des peuples »

« Aujourd’hui en Europe, les partis de guerre civile désignent l’islam comme une idéologie à éradiquer et tout musulman, quelle que soit sa nationalité, comme un ennemi potentiel. Les partis et organisations de la paix civile doivent donc affronter cette question et commencer par déconstruire le mot même d’« islam », montrer qu’il recouvre des phénomènes si différents que leur amalgame sous ce mot encourage l’esprit de guerre et occulte la réalité des mécanismes qui conduisent à l’inutilité » (p. 234-235).

Quelques remarques sur l’Afrique et l’urbanisation

Conclusion

LA FINANCE, PRÉCONISATIONS

Grande purge de mistigri à venir

« Rappelons tout d’abord que nous avons devant nous, étant donné les politiques actuelles, de nouvelles grandes purges du mistigri. Pour tenter d’en mesurer l’ampleur, prenons du recul et considérons avec Thomas Piketty [T. Piketty, Le Capital au XXIe siècle, op. cit.] l’accumulation des patrimoines sur longue période.

Piketty documente de façon très précise l’accumulation du « capital » depuis le XIXe siècle, dans de nombreux pays. Elle est telle que le ratio de la valeur nominale des patrimoines aux revenus courants est revenu, en 2010, en Europe, aux niveaux atteints à la « Belle Époque », juste avant la grande purge provoquée par la Première Guerre mondiale. De là à penser que la prochaine grande purge devra passer aussi par une guerre mondiale, seule à même d’opérer des destructions de capital à une échelle adéquate pour retrouver la croissance de l’âge d’or du « court XXe siècle » (1918-1989), il y a un pas, très incertain, que certains pourtant franchissent.

Cependant, Piketty montre bien que les deux grands moments de destruction du capital au cours du XXe siècle, durant et après les deux guerres mondiales, n’ont consisté que très partiellement en destructions physiques par les actes de guerre. Pour l’essentiel, les destructions de capital ont résulté de l’effondrement de la valeur des titres, soit, dans mon vocabulaire, de grandes purges de « mistigris ». Cela souligne à nouveau que l’accumulation des patrimoines n’a rien de « physique ». C’est l’accumulation de « droits » sur les revenus courants à venir, droits qui seront honorés sous forme de : coupons d’intérêts, dividendes, plus-values, loyers, etc. La « valeur » monétaire du « capital » n’est que la « valeur actuelle » de ces droits, qui sont, on le sait, de simples promesses de revenus futurs.

Les guerres mondiales ne sont donc pas nécessaires à la destruction d’énormes masses de patrimoines accumulés. Leur destruction est en théorie très facile : il « suffit » de modifier la répartition des revenus. L’inflation, par exemple, y parvenait à merveille ; elle opérait à très grande échelle. Et la douleur des petits rentiers endettés à taux fixe semblait supportable, ou du moins fut assez bien supportée jusqu’au tournant reagano-thatchérien des années 1980, où les « rentiers » ont repris le pouvoir [J’en ai proposé une explication dans Le Commerce des promesses (op.cit.) : c’est l’arrivée au pouvoir, dans les années 1990, des enfants du Baby Boom de l’après-guerre. Dans leur jeunesse, ils se sont endettés et avaient intérêt à l’inflation. À l’âge mûr, ils ont accumulé une épargne financière et ont voulu la protéger de l’inflation] » (p. 245-246).

Les orientations des politiques au niveau d’une zone monétaire

La politique monétaire

Objections

Sur le plan international

CONCLUSION GÉNÉRALE : LE TRIANGLE D’INCOMPATIBILITÉ DE L’HOMME INUTILE

CHAPITRE 6 : Economie politique du populisme

« Nous sommes désormais en Europe et aux États-Unis menacés d’un cercle infernal inutilité/migration/ guerre civile. « Guerre civile » est une expression (encore) un peu forte, j’en conviens. Elle désigne l’horizon qui nous menace en cas de brusque aggravation de ce cercle infernal. Pour l’instant il s’agit de tensions, de dissensions, de contradictions au sein du peuple. Aujourd’hui, les États ne les traitent pas correctement, quand ils n’exercent pas déjà eux-mêmes la violence policière et administrative contre « l’étranger ». Des violences d’État qui elles-mêmes autorisent des violences civiles. Certains partis les attisent afin de parvenir au pouvoir. Comment fonctionne ce cercle vicieux ?

L’apparition et la croissance de l’inutilité sont, on l’a vu, une « tendance lourde » de ces trente dernières années. Mais elle n’est pas irréversible. On peut la combattre en mettant en œuvre les politiques que j’ai préconisées. La démographie est une tendance beaucoup plus lourde, peu susceptible d’inflexion dans le siècle qui vient. Rappelons qu’avec un taux de fertilité des femmes de 1,4, comme en Allemagne, 100 adultes en âge de procréer n’en engendrent que 70. Un calcul simple montre alors que la population de l’Allemagne, sans immigration et avec maintien de ce taux de fertilité, passerait en un siècle, soit quatre générations, de 80 à 20 millions d’habitants, alors même que l’Afrique en comptera 4,5 milliards. L’aujourd’hui si fameuse industrie allemande aura migré là où on en a besoin, en Afrique. Avec un peu de persévérance et de chance, il restera quelques centres de recherche en Allemagne. L’Allemagne pourrait ainsi devenir un pays bucolique, à nouveau recouvert de ses profondes forêts teutoniques, adonné à l’agriculture biologique dans de vastes clairières, aux énergies renouvelables et à quelques services nomades. Une sorte de Lichtenstein bio plus étendu. Dans ces conditions, on comprend la politique migratoire de Merkel » (p. 257-258).

« Ces opinions se répandent au sein des inutiles « de souche », mais pas seulement, loin de là. Elles se répandent également chez tous ceux qui, dans les activités nomades ou les activités sédentaires dépendant très directement des nomades, ont peur d’être laminés par la poursuite des globalisations et d’aller grossir les rangs des inutiles. Elles affectent ceux qui ont peur des révoltes teintées d’islamisme radical de certains inutiles. Elles affectent aussi les classes moyennes conservatrices traditionnelles, attachées à l’«identité chrétienne » de l’Europe, même si la plupart d’entre eux ne croient plus en Dieu. Il faut aujourd’hui de fortes convictions politiques progressistes renforcées par une solide connaissance objective des faits, ou l’insouciance nihiliste d’un nomade très globalisé, pour résister à ces opinions.

Or le plus grave est que ces opinions sont aujourd’hui transformées en idéologie et en programmes électoraux par des partis qualifiés de « populistes », « d’extrême droite », de « nationalistes xénophobes », voire de « fascistes ». Je les qualifie pour ma part de « partis de guerre civile » et « préfascistes ».

Examinons les principaux traits de la politique de ces partis.

• « L’ennemi, c’est l’étranger, intérieur et extérieur. » L’étranger « intérieur », c’est le migrant, et plus largement tout individu étranger à « l’identité profonde du pays », même si, en raison d’un coupable laxisme antérieur, on lui a accordé la nationalité, et enfin quiconque est soupçonné de faire allégeance à une puissance ou une idéologie extérieure. En Europe, ce fut le juif, le communiste, le migrant, aujourd’hui, aujourd’hui, c’est le musulman. L’étranger « extérieur », ce sont les autres pays, qui nous attaquent par une concurrence économique déloyale.

• « Anti-intellectualisme assumé. » Les intellectuels et même les savants font partie de l’élite globalisée, menteuse et corrompue. Ainsi, tenus éloignés de la complexité du réel et de tout sentiment de fraternité et de solidarité, les gens peuvent être ralliés plus facilement à des politiques criminelles. Comme le disait Goebbels, plus le mensonge est gros, plus il a de chances de passer. Ces partis ont très vite saisi l’intérêt du Web pour lancer des rumeurs, des fake news, des « faits alternatifs » et saper les convictions étayées par des faits.

• « Si on le veut, on le peut. » D’où l’admiration affichée des dirigeants de ces partis pour les Poutine, Xi Jinping, Erdogan et le culte du chef, de l’homme et de la femme capables de balayer le « système » en s’adressant directement au « peuple ».

Ces trois caractéristiques étaient partagées par les partis fascistes avant-guerre en Europe. Manque cependant une quatrième caractéristique, essentielle dans le fascisme européen d’avant-guerre : des organisations de masse comme les SA, les chemises noires, les phalanges, les milices. Des organisations capables de perpétrer contre l’ennemi intérieur des pogroms, des « nuits de cristal », des ratonnades. Les partis populistes d’extrême droite, aujourd’hui en Europe, ne possèdent que les trois premières caractéristiques. On pourrait en conséquence les qualifier de « préfascistes ». Mais surtout cela signifie qu’il faut surveiller de très près l’émergence de milices fascistes. Si les partis préfascistes continuent à monter en puissance et s’ils parviennent au pouvoir, l’émergence de milices aurait une logique politique profonde. Ce serait la prochaine étape. Cela passerait certainement par une corruption d’une partie de la police, qui se livrerait elle-même, sous uniforme ou encagoulée, à des violences contre l’ennemi intérieur » (p. 260-261).

« Puisque nous avons commencé ce livre avec René Descartes, reculons de quelques décennies jusqu’à Guillaume d’Orange, le Taciturne. « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer », disait-il. Admirable maxime d’une âme d’élite habitée d’une grande mélancolie. Ne nous laissons pas gagner par la mélancolie, la « bible noire » qui ravagera les moines du Moyen Âge. Nous savons depuis Descartes, Spinoza, les philosophes des Lumières et Marx que « l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir [K. Marx, « Avertissement » à la Critique de l’économie politique, 1859] » (p. 266).

Remerciements



Pierre-Noël Giraud est professeur d’économie à Mines-Paris-Tech et à Dauphine, PSL-Research University. Il est l’auteur d’ouvrages d’économie qui ont fait date, dont L’Inégalité du monde (1996), Le Commerce des promesses (nouvelle édition en 2009) et, plus récemment, L’industrie française décroche-t-elle ? (2013).