I.
Banqueroute au paradis :
La France qu’on
nous envie
La drôle de
crise
Toujours
moins !
Le réveil des
marchés financiers
La fausse
note
II.
À l’heure des comptes :
L’Espagne ou
l’Argentine ?
Les deux
crises
La dette ne
coûte rien
III.
Dépenser moins
Le poids de l’État
Abus de
providence
La santé sans
surveillance
IV.
Prélever mieux
Faire payer
les riches
La révolution
fiscale
Le poids de l’État
V.
Ce monde qui ne nous attend pas
Une compétitivité
perdue
Les « malgré-nous »
de la mondialisation
Le dogme du
libre-échange
Les Français se sont toujours méfiés de cette
mondialisation qui leur a été vendue comme une chance et qu'ils ont perçue
comme une menace. Leur défiance avait ses raisons. L'argumentaire officiel
était très elliptique sur le coût d'un tel défi. Il suffisait de faire jouer la
concurrence pour que les Français élèvent leur niveau de compétitivité. Je
n'aime pas l'expression passe-partout de "pensée unique", mais, pour
le coup, elle s'impose comme la vérité de l'économie, incontestable autant
qu'incontestée. Le protectionnisme, voilà l'erreur et la faute.
Un économiste chargea pourtant sabre au clair
contre ce choix du libre-échange et de la mondialisation. Était-ce un
crypto-communiste, un ennemi juré du libéralisme ? Certainement pas. En avril
1947, il avait participé aux côtés des plus grands esprits libéraux de
l'époque, comme 'Friedrich Hayek', 'Milton Friedman', 'Karl Popper' ou
'Bertrand de Jouvenel', à la création de la 'Société du Mont Pèlerin', qui se
donnait - et se donne toujours - comme but de favoriser l'économie de marché et
la "société ouverte" à l'échelle mondiale. Il était surtout le seul
Prix Nobel d'économie que la France ait jamais eu. 'Maurice Allais', puisque
c'est de lui qu'il s'agit, n'a cessé de répéter que le démantèlement des barrières
douanières de l'Europe à partir de 1974 était une grave erreur, qu'il fallait y
voir la cause principale du chômage de masse et des nouvelles inégalités. A ses
yeux, le libre-échange n'était possible qu'entre partenaires comparables, et
l'Europe devait instaurer une protection communautaire vis-à-vis des pays à bas
coût de main-d’œuvre. Il dénonçait la mondialisation, qui, disait-il, fait le
jeu des multinationales au détriment des peuples.
'Maurice Allais' n'était pas un esprit commode.
Son point de vue fut totalement ignoré et jamais débattu dans les grands
médias. Les économistes avaient définitivement ostracisé notre Prix Nobel, et
les journalistes pensaient que ce très vieux monsieur radotait. Hélas! je n'ai
pas fait exception. Je ne peux repenser à cet épisode sans ressentir un certain
malaise. On enseignait à la fac que les échanges étaient le moteur de
l'expansion et que leur totale liberté portait en germe une prospérité sans
précédent. Dans les années 60, seuls les communistes se déclaraient opposés au
libre-échange. En France même, le protectionnisme des rentiers nous ancrait
dans le passé, le libre-échange des conquérants nous projetait dans l’avenir,
c’était une évidence. Il faut toujours se méfier des évidences.
En outre, les premiers effets de la
mondialisation confirmaient le dogme. La redistribution de la production qui se
mettait en place entraînait l’exode des industries de main d’œuvre, celles qui
entretenaient la pire condition ouvrière, qui utilisaient des travailleurs
sous-qualifiés et sous-payés pour survivre. Cette vague de délocalisation,
toujours dramatiques dans l’instant, nous déchargeait des productions à bas
coûts et à bas salaires pour nous réserver le haut de gamme plus sophistiqué et
mieux payé. À eux les vêtements, à nous les Airbus. Cette répartition des
tâches nous était favorable, elle l’était également pour les pays pauvres.
(pp.93-95)
Une idéologie
mondialiste
Le retour du
protectionnisme
La protection
des chaussures
VI.
Allemagne : le pire bon élève
La compétitivité
allemande
Travailler moins
La
réindustrialisation
VII.
La réaction capitaliste
Le grand
retour de l’actionnaire
La croisade
du capital
La France,
terre d’élection
La loi du
plus fort
Au bonheur du
LBO
Le grand
partage
VIII. La société désindustrielle
Les capitalistes des premiers âges construisaient
leur fortune à travers des entreprises qu'ils dominaient en parfaits
autocrates, mais auxquels ils étaient viscéralement attachés. Bien que leur
âpreté au gain ne le cédât en rien à celle de nos modernes actionnaires, ils
s'enrichissaient dans et pas sur l'économie. Certains poussèrent cet
attachement jusqu'au paternalisme, se faisant un devoir de prendre leur
personnel en charge dans sa vie même, assurant le logement, créant des
magasins, des dispensaires, et ressentant tout licenciement économique comme un
manquement aux obligations patronales.
Pour la finance, au contraire, l'entreprise n'est
plus qu'une source de profits. Peu importent son histoire, sa production, sa
localisation ; les investisseurs n'apportent leurs capitaux qu'en misant sur
des perspectives de rentabilité et peuvent à tout moment se reporter sur
d'autres secteurs plus prometteurs. L'investisseur, spéculateur et non pas
industriel, ne connaît qu'un seul critère : le cours de Bourse. Ainsi se trouve
mis à mal le pacte, certes conflictuel mais aussi consensuel, qui liait dans un
même intérêt dirigeants, propriétaires et salariés. L'exemple de Picard
surgelés n'a rien d'exceptionnel, bien souvent les efforts demandés au
personnel ne visent qu'à obtenir un meilleur prix pour le vendeur lors de la
cession. Voilà bien de quoi vivifier l'affectio societatis ! Lorsque la gestion
devient financière, le propriétaire et les travailleurs ont beau se trouver sur
le même bateau, ils ne partagent pas le même sort. L'un est toujours prêt à
abandonner le navire, les autres ne le quitteront que pour rejoindre le Pôle
emploi.
Or le capitalisme financier a subverti une
société industrielle qui, dans les années 70 et 80, esquissait un nouveau
compromis, un meilleur équilibre au niveau du pays tout entier avec l'Etat
providence, mais également au sein des entreprises. Le tête-à-tête
personnel-direction reléguait les actionnaires au second plan, les nouvelles
technologies exigeaient une implication plus large des travailleurs, il devait
donc être possible de faire naître une communauté entrepreneuriale sur une
vision commune, un intérêt partagé. Ce "patriotisme d'entreprise"
existait dans de nombreuses PME ou de grandes sociétés publiques comme la SNCF
ou EDF, et les cercles patronaux l'accueillaient d'autant plus favorablement qu'ils
en attendaient des gains de productivité. Les "relations humaines"
deviennent alors le nouveau credo du management.
En menant mon enquête pour Toujours plus !, au
début des années 80, j'avais constaté que les salaires des grandes entreprises
privées étaient supérieurs à ceux des grandes sociétés publiques, mais surtout
que les avantages offerts au personnel étaient tout à fait comparables, y
compris la sécurité de l'emploi. Pas de doute, les salariés d'IBM ou de
Dassault étaient mieux traités que les cheminots ou les électriciens, et non
moins attachés à leur maison. La lutte des classes s'arrêtait à la porte
d'entreprises capables d'intégrer leur personnel. Ce n'était encore qu'un
espoir. Avec la réaction capitaliste, il n'en restera qu'une illusion.
La réhabilitation du travail
Cette réconciliation trouvait son complément dans
une nouvelle organisation du travail. L'industrie moderne s'était édifiée sur
le taylorisme et le fordisme. Séparant radicalement la conception de
l'exécution, l'ingénieur américain Frederick Taylor avait décomposé la
production en un certain nombre de tâches élémentaires et chronométrées. A
chacune était affecté un ouvrier, vite formé, qui effectuait toute la journée
les mêmes gestes au même rythme. Henry Ford appliqua systématiquement cette
organisation sur ses grandes chaînes de production. L'industrie pouvait
produire en masse et à bon marché, mais le salarié était réduit à l'état de
robot.
Cette organisation du travail, baptisée « scientifique »
mais qui n'était que « productiviste », permettait d'utiliser une
main-d'œuvre sans aucune qualification pour les productions les plus complexes.
Sur le plan individuel, le travail était abrutissant, exténuant, et ne pouvait
apporter aucune satisfaction personnelle. Sur le plan collectif, l'usine
devenait une communauté déshumanisée dans laquelle des OS anonymes et
interchangeables étaient soumis à la plus stricte discipline sous la
surveillance des contremaîtres. Ils risquaient à tout moment d'être sanctionnés
sans pouvoir jamais être valorisés.
Dès 1955, l'Américain Peter Drucker prône le
management par objectifs, à l'opposé du taylorisme. La direction dit ce qu'il
faut faire sans prétendre définir d'en haut la manière de le faire. Mais la
vraie révolution vint du Japon. Chez Toyota, l'ingénieur Ohno remarqua que le
taylorisme était contre-productif, car trop rigide et sans réaction face aux
aléas. Il valait mieux s'appuyer sur la compétence et la polyvalence d'ouvriers
capables d'agir en équipes, d'organiser eux-mêmes leur travail, de surveiller
les machines et de prévenir les pannes, de contrôler la qualité et d'éliminer
les défauts. Bref, il ne fallait surtout pas demander à l'ouvrier de laisser
son intelligence au vestiaire, mais tout au contraire, l'inciter à en faire le
plus large usage. Dans les années 70 et 80, le succès des automobiles
japonaises prouva la supériorité de cette organisation du travail, qui se
diffusa rapidement dans tout le monde industriel. C'était assurément un
progrès, pour autant que, du PDG au manœuvre, tout le monde jouât le même jeu,
que l'autorité trouvât sa légitimité dans l'intérêt de tous.
Au début des années 80, la réinvention de
l'entreprise allait donc de pair avec celle du travail, et la société
industrielle rompait avec sa tradition autoritaire et déshumanisée pour entrer
dans une ère nouvelle. C'était compter sans la réaction capitaliste ; qui, à ce
moment précis, prend le pouvoir. Les nouveaux ré-actionnaires se gardent bien
de revenir à la robotisation taylorienne ils récupèrent l'organisation moderne,
la direction par objectifs, les nouveaux concepts d'autonomie, de
responsabilité, etc., que symbolisent l'entretien annuel avec le supérieur
hiérarchique et les augmentations au mérite. Bref, ce que l'on appelle la
gestion moderne des ressources humaines.
L'autisme managérial
Mais cette réhabilitation du salarié n’est pas du
tout la même selon que la direction pratique le « tous ensemble » au
service de l'entreprise ou le « tous aux ordres » du capital. Or le
coup de force actionnarial qui impose ses objectifs au management change le
sens même de la responsabilité individuelle : celle-ci devient source
d'insécurité plus que d'espoir, de menaces plus que de valorisation.
La déstabilisation commence avec le niveau
vertigineux des rémunérations patronales, qui choque les salariés plus encore
que l'opinion. Le capitaine et son état-major dans leur bunker doré ne font
plus partie de l'équipage, ils appartiennent à un autre monde. La rupture
s'approfondit lorsque ces généraux, coupés de leurs troupes, répercutent les
injonctions des actionnaires.
A la limite, les directions, engluées dans la
finance, semblent se désintéresser du métier proprement dit. Elles fixent des
objectifs sans préciser la manière ou la possibilité de les atteindre.
Professeur au Conservatoire national des arts et métiers et spécialiste du
travail, Christophe Dejours a lancé un véritable cri d'alarme : « Le tournant
gestionnaire inauguré dans les années 80 se traduit aujourd'hui par un
découplage tragique entre le travail ordinaire et la culture... Incapables
d'apporter la moindre assistance technique aux travailleurs qu'ils commandent,
parce qu'ils n'ont aucune connaissance du travail concret, les gestionnaires
s'en tiennent à fixer des objectifs toujours plus péremptoires, à miser sur la concurrence
entre les travailleurs pour pouvoir se délester des responsabilités ...»
(Christophe Dejours, «Sortir de la souffrance au travail », Le Monde, 22
février 2011). Et Christophe Dejours de dénoncer ce « fanatisme gestionnaire »
qui débouche sur un « management par la menace ».
Depuis toujours, les syndicats, notamment les
plus radicaux, dénoncent l'indifférence patronale, les mauvaises conditions de
travail, la dégradation du climat social. Dans notre jeu de rôle, ils doivent
tenir ce discours, et le patronat prendre le parti inverse. Mais aujourd'hui
des observateurs qui ne sont en rien des ennemis de l'entreprise privée
arrivent au même constat. Ainsi le spécialiste en organisations et professeur à
l'ESCP Aurélien Acquier porte-t-il le diagnostic d' «autisme managérial » au
terme d'une description impitoyable des dérives actuelles : « À trop s'éloigner
de l'activité, de ce que les individus sont capables de faire, le top
management se désolidarise progressivement de l'entreprise. En réaction, les salariés
s'interrogent et se demandent si les dirigeants jouent pour ou contre l'intérêt
de l'entreprise, détruisant la confiance nécessaire à tout projet collectif.
L'entreprise, entendue comme projet potentiel et collectif, est mise à mal » (Aurélien
Acquier, « Management par objectifs, financiarisation des stratégies et perte
des stratégies », Le Monde, 18 décembre 2009).
Certes, les sociétés cotées ne sont pas
représentatives de toute l'économie française. Mais on sait que l'« autisme
managérial » est encore pire en direction des sous-traitants que des services
internes. Et l'administration n'est pas en reste lorsqu'elle répercute ses
contraintes budgétaires sur ses fournisseurs, qu'elle maltraite avec
l'inaltérable bonne conscience du service public. Le travailleur n'aurait gagné
son autonomie que pour se trouver pris entenaille entre les exigences du
capital et des donneurs d'ordres, en amont, et celles des clients, en aval.
Dans un rapport tout à fait remarquable mais qui risque de passer inaperçu en
raison de son intitulé, Prospective du pacte social dans l'entreprise, les
sénateurs Joël Bourdin et Patricia Schillinger (lui UMP, elle socialiste) (Joël
Bourdin et Patricia Schillinger, Prospective du pacte social dans l'entreprise,
rapport du Sénat, janvier 2011) résument en une formule frappante ce passage du
regain au recul des relations humaines : « On est passé du travail
mythifié au travailleur mystifié. » « Les salariés, constatent-ils,
ont été les "oubliés" de la nouvelle gouvernance, au nom de l'efficacité
économique. » « Oubliés » est un euphémisme du rapport officiel,
le vrai mot eût été « sacrifiés ».
On constate aujourd'hui les effets de cette
individualisation détournée à l'encontre du salarié. La montée du stress au
travail en constitue la première manifestation. Lors des auditions devant une
commission sénatoriale, Valérie Langevin, chercheuse à l'Institut national de
recherche et de sécurité (INRS), estime qu'elle coûte entre 1,9 et 3 milliards
d'euros, précisant qu'un tel phénomène est, par nature, sous-évalué. Mais les
statistiques de la médecine du travail sont encore plus claires. La diminution
constante des accidents du travail s'accompagne d'une augmentation très forte
des maladies professionnelles. Leur nombre a plus que doublé en l'espace de dix
ans, passant de 21 000 à près de 50 000. Celles qui entraînent une incapacité
permanente ont même bondi de 9 500 en 2000 à 25 000 aujourd'hui. Quant aux
jours perdus pour une incapacité temporaire, ils ont triplé, passant de 3 à 9,3
millions. Cela pour ne parler que des salariés bénéficiant d'un emploi à temps
plein. Mais il faut ajouter le sous-prolétariat en situation précaire, devenu
un phénomène structurel Dans le meilleur
des cas, des CDD assurent quelques feuilles de paye mensuelles, dans les pires,
un emploi à temps partiel conjugue travail et pauvreté.
Comment ne pas céder à la colère face à un tel
gâchis ? Une nouvelle société se mettait en place, qui ne se fonderait plus sur
l'appauvrissement du plus grand nombre et sur l'aliénation du travailleur. Et
voilà cet espoir saccagé par ce mélange d'arrogance idéologique et d'insatiable
cupidité. Si encore ce sacrifice du social pouvait se réclamer d'une efficacité
économique supérieure... Mais ce n'est nullement assuré. Joël Bourdin et Patricia
Schillinger estiment que cette nouvelle gouvernance est susceptible de « nuire
à terme aux objectifs de productivité et de compétitivité de l'entreprise et de
l'économie nationale ». Ultime espoir : voir ce système succomber à sa
propre absurdité.
Le règlement ou le contrat
Dans le schéma ultralibéral, un patron
tout-puissant, peu contraint par la réglementation sociale, détient la totalité
du pouvoir au nom de la propriété. Le personnel n'a pas son mot à dire. C'est
le modèle que pousse en avant le nouveau capitalisme. Il marche fort bien en
Chine, moins bien en Europe, et c'est fort heureux. Dans le monde occidental,
le chef d'entreprise se trouve encadré par le dialogue social et/ou par le
droit. Les sociétés sociales-démocrates fondent le management sur un
partenariat - parfois proche de la cogestion - entre le patronat et les
syndicats. Face à la direction, des organisations - le plus souvent une seule -
qui représentent véritablement le personnel sont associés à la bonne marche de
l'entreprise. La concertation est permanente, tantôt consensuelle, tantôt
conflictuelle. Les patrons sont renforcés par l'engagement des salariés qui, de
leur côté, sont rassurés par l'autorité syndicale. En France, les
interlocuteurs d'un tel dialogue n'existent pas, il faut donc sans cesse se
référer au droit, c'est-à-dire, en fait, à l'État. À charge pour lui de faire
travailler ensemble des partenaires qui se regardent en chiens de faïence.
C'est alors que le principe de subsidiarité, conduisant à reporter la décision
au plus bas niveau possible, s'inverse. Les réponses sont cherchées au plus
loin des questions. La démonstration caricaturale en fut donnée par la
réglementation du temps de travail, imposée d'en haut et uniformément à tout le
pays. Cette méfiance omniprésente conduit à confondre égalité et uniformité.
Nous n'imaginons de justice qu'à travers des règles, des procédures, des
dispositifs qui doivent s'appliquer partout, à tous les niveaux, de la même
façon. La diversité ne saurait être qu'une source d'injustice. Les français
veulent ignorer qu'en dehors de la revue du 14 Juillet l'uniforme n'a que des
inconvénients, qu'il freine la réactivité, interdit l'adaptation. Qu'importe !
Le général doit régler le particulier, telle est la loi républicaine.
Au cours des vingt dernières années, ce système a
fait la preuve de sa parfaite inefficacité économique - et tout autant sociale.
Le nouveau capitalisme a pu contourner toutes les défenses réglementaires et
imposer sa loi dans les entreprises, en dépit
d'un Code de travail devenu aussi imposant qu'une encyclopédie. Ce
fatras monstrueux de normes et de prescriptions, d'organismes et de procédures,
d'interventions et de recours, est incapable de remplacer la négociation entre
hommes, qui confère à la société industrielle sa souplesse et sa réactivité.
Pour moderniser nos rapports sociaux, il nous
faut passer du règlement au contrat. C'est le sens des travaux conduits par un
juriste, Jacques Barthélemy, et un économiste, Gilbert Cette, pour le compte du
Conseil d'analyse économique, travaux dont la pertinence se mesure aux
réactions qu'ils provoquent. Les auteurs constatent que《 la France se
caractérise par une situation très contradictoire : un droit social très
réglementaire et une faible syndicalisation s'associent à un fort sentiment
d'insécurité, à une mauvaise qualité des relations sociales et à un manque de
confiance envers les institutions (Jacques Barthélemy et Gilbert Cette, « Refonder
le droit social », Conseil d'analyse économique, 2010). On ne saurait
mieux décrire un système à bout de souffle. La sclérose syndicale en est la
meilleure illustration. C'est en France que les syndicats sont le plus
nombreux, avec le taux d'adhésion le plus faible, et qu'ils inspirent le moins
de confiance aux travailleurs. Ils sont pourtant omniprésents, mais constituent
une bureaucratie sociale de permanents qui veille à la stricte application du
droit, présumé avoir réponse à tout. Il s'agit d'un simple constat. Notre
syndicalisme est le reflet de notre société, de ses manques, il ne peut être
question d'en rejeter la faute sur tel ou tel. La France est à prendre comme
elle est afin de la faire évoluer et certainement pas de la conserver en
l'état. Dans un tel système, le dialogue social tient un rôle mineur, entre des
patrons qui ne veulent rien concéder, par crainte de ne pouvoir accepter, et
des syndicats qui ne veulent rien accepter, par crainte de se faire avoir. Face
à la concurrence exacerbée de la mondialisation, de telles rigidités deviennent
mortelles.
Le diagnostic dicte le traitement. La France
aurait tout intérêt à mettre en retrait sa boîte à outils réglementaire et à
sortir les dispositifs modernes, le dialogue, la négociation et le contrat, à
résoudre les problèmes au niveau des entreprises plutôt que dans les bureaux
des ministères. Passer du règlement au contrat, c'est d'abord passer de la
méfiance à la confiance, changer le regard des partenaires sociaux les uns sur
les autres, afin que le compromis ne soit plus une compromission. Une sorte de
révolution sociale. Comble de l'audace, les auteurs du rapport ont fait
référence aux accords à concessions réciproques passés dans les entreprises
allemandes, des accords qui prévoyaient des baisses de rémunérations contre des
garanties d'emploi ! La CFDT s'est déclarée intéressée, mais la CGT, FO et SUD
ont chargé comme le taureau face à la muleta.
Oui, il est encore possible de privilégier la
logique du capitalisme entrepreneurial sur celle du capitalisme financier. Mais
l'édification d'un système vertueux est plus difficile que la dénonciation d'un
système pervers. La France est en passe de devenir une société désindustrielle,
et cette destruction frappe autant l'industrie que les services. C'est toute
une société industrielle qu'il faut reconstruire. (pp.145-157)
IX.
Une très mauvaise dette
L’endettement
sans cause
À la santé de
nos enfants
La cagnotte
Pour 76 milliards
de moins
La France à l’encan
X.
Un déficit politique
Le déficit s’installe
Les
comptables de Bruxelles
Chirac à l’ombre
de l’euro
Pébereau
sonne le tocsin
XI.
Le marché des faux-monnayeurs
De l’idéologie
à l’idéomanie
Quand « les
gens » n’existent plus
Du crédit à
la fausse monnaie
Américains,
tous propriétaires
La banque à
tout faire
La notation
des agences
XII.
Le grand bluff des banques
françaises
Le rêve
américain
Gare à l’immobilier !
Les
mathématiques spéculatives
Faire sauter
la banque
D’excellents
produits toxiques
Les villes
étranglées
Le risque
souverain
XIII. Les affaires reprennent
13 décembre 2009 : Barack Obama accorde une
interview à la chaîne CBS. Les grandes banques américaines viennent d’octroyer
à leurs traders des bonus faramineux. Le président américain, visiblement
furieux, déclare qu’il n’a pas fait campagne pour aider un tas de « gros
banquiers » de Wall Street. Il sait que certaines banques se sont
empressées de rembourser l’argent qu’elles avaient reçu de l’État à seule fin
de pourvoir en toute impunité rétribuer grassement leurs virtuoses de la
spéculation. Cela ne peut plus durer.
Obama a beau morigéner les banquiers, eux ne
l’entendent pas de cette oreille. Ils n’ont même pas pris la peine de s’excuser
pour le désastre qu’ils ont provoqué. Seul Stephen Green, patron de HSBC, l’une
des plus grandes banques du monde – qui n’a pas eu besoin d’un penny public
pour surmonter la crise –, exprimera ses regrets à l’automne 2009 (Interview
accordée à la BBC, 7 octobre 2009). « Nous, banquiers, nous devons
collectivement des excuses au monde entier pour cette crise financière ».
Il reconnaît que, « parce que c’était légal, nous avons oublié toute considération
morale et pris des risques parfois inconsidérés ». Mais Stephen Green est
bien le seul à présenter des excuses. Diacre anglican, spécialiste reconnu de
l’œuvre de Goethe et de venu ministre du Commerce de David Cameroun, il n’a
rien du profil-type du banquier. Sa repentance donne tout son sens à
l’arrogance des maîtres de la finance. Sauvés de la faillite par les États, ils
sont repartis de l’avant. Comme si de rien n’était.
L’ordinateur spéculateur
Les banques et les fonds développent à toute
allure une activité aussi rentable qu’inutile, et même néfaste : le
trading haute fréquence (THF). Ils mobilisent des automates au cerveau bourré
de programmes informatiques, des algorithmes, pour passer de milliers d’ordres…
à la seconde ! Aucun esprit humain ne peut rivaliser. Cette spéculation
électronique, née en Amérique au début des années 90, assure désormais 60% des
transactions. Mais l’Europe n’a pas voulu être en reste. Le THF y connaît une
progression explosive depuis 2007. Il représente déjà 35% des ordres, et, en
France, la moitié de ceux passés sur les fleurons français regroupés dans le
CAC 40.
Fruit de la combinaison du progrès technologique
et de l’éclosion des Bourses électroniques, ce trading un peu particulier
permet à ses adeptes d’empocher 20 milliards de dollars par an sur le marché
américain. Ce business juteux suscite même des comportements délictueux. En
mars 2011, Samarth Agrawal, ex-trader à la Société Générale à New York, a été
condamné à trois ans de prison. Il n’a pourtant pas fait perdre 4,9 milliards
d’euros à sa banque, comme Jérôme Kerviel. Il n’a volé ni or ni argent, n’a pas
organisé un hold-up sanglant. Il a dérobé un trésor d’une valeur bien
supérieure : Samarth Agrawal a copié, imprimé et retiré du système
informatique le code du trading haute fréquence de l’établissement !
Quelques mois plus tard, un trader de Goldman Sachs était condamné à huit ans
de prison : Sergey Aleynikov avait dérobé un programme informatique de THF
que la banque américaine avait payé 500 millions de dollars quelques années
plus tôt.
Touche pas à mes codes ! Goldman Sachs,
Morgan Stanley, les grandes banques françaises, mais aussi des hedge funds,
sont exemplaires autant qu’impitoyables… quand il s’agit de défendre leurs
intérêts. Tout ce petit monde se veut à la pointe du progrès pour exercer cette
activité « légale » dont le seul but serait d’ « assurer la
liquidité des marchés ». Vraiment ? Qui peut bien avoir besoin de
passer des milliers d’ordres par seconde ? Qui, sinon des spéculateurs qui
s’amusent à leurrer leurs concurrents ou à prendre de vitesse d’autres acteurs
plus classiques ? Souvent, les investisseurs institutionnels, caisses de
retraite ou compagnies d’assurances, ont besoin de passer de très gros ordres
en Bourse, ils vont donc les découper en petits blocs en donnant pour chacun
une fourchette de prix bien définie. Du miel pour les gros fleurons du THF. Ils
lancent leurs algorithmes sur le marché et envoient des millions d’ordres à des
prix différents pour découvrir le cours auquel seront traités les prochains
blocs et en profiter. Une sorte de « nano-délit d’initié » presque
impossible à détecter. À ce jeu-là, c’est le plus rapide qui gagne.
La meilleure façon d’avoir quelques millisecondes
d’avance est encore d’installer ses machines au plus près du cœur informatique
des marchés. Les grandes Bourses officielles encouragent le phénomène. Nyse
Euronext a investi 500 millions d’euros afin de construire aux États-Unis et en
Grande Bretagne de gigantesques centres informatiques que les adeptes du THF se
partagent en colocation… Pas de présence humaine dans ces locaux, juste des
machines qui lancent des ordres en Bourse selon les instructions que leur
donnent leurs algorithmes...
Aux États-Unis, la construction d’une nouvelle
autoroute est à l’étude. En fibre optique, elle relierait sur 1.300 kilomètres
les Bourses de Chicago et de New York pour permettre aux traders de gagner… trois millièmes de seconde sur une
transaction. Coût de l’opération : 300 millions de dollars ! Des
milliards de dollars sont investis dans cette activité qui n’apporte
strictement rien à l’économie. Que font les gendarmes censés surveiller les
marchés ? Ils s’efforcent de ne pas gêner. En tout état de cause, ils
courent beaucoup moins vite que les voleurs et finissent même par ne plus les
voir passer. Pourtant, ce jeu peut se révéler très dangereux. « Les
traders qui font ce métier doivent bien comprendre qu’ils jouent avec des armes
qui ne sont pas chargées à blanc, a expliqué sans sourciller Peter Van Kleef,
PDG de Lakeview Arbitrage International, un fonds qui pratique le THF. Ils
doivent être conscients du fait qu’ils peuvent détruire massivement de la
valeur en quelques minutes et avoir un impact négatif sur des millions de gens
qui ont investi en Bourse (Interview accordée à The High Frequency Trading
Review, 3 septembre 2010 ; http://www.hftreview.com) ».
Voilà la définition d’un nouveau terrorisme. Ces traders, passés directement de
la Gameboy à l’ordinateur, sèment la terreur sur les marchés. Comme le 6 mai
2010, à Wall Street, quand l’armée robotisée des THF a transformé en flash
crash la fausse manipulation d’un opérateur. La Bourse a plongé de plus de
10%, puis rebondi en quelques minutes, et personne n’a compris pourquoi.
Cette technique absurde de THF affecte aussi le
marché des matières premières. Début mars 2011, un courtier a rapporté au Financial
Times que les cours du cacao ont décroché de 12,5% en moins d’une minute,
juste au moment où il s’apprêtait à acheter des options sur la Bourse de New
York. Le cas n’est pas isolé. Depuis quelques temps, les matières premières
agricoles sont soumises à une volatilité extrême.
En novembre 2010, par exemple, un mystérieux
trader achetait la majeure partie du cuivre côté à Londres, sur le London Metal
Exchange (LME), la Bourse des métaux non ferreux. Qui pouvait bien être cet
opérateur, et pourquoi agissait-il ainsi ? Le marché s’est posé ces
questions jusqu’en décembre. Là, le masque est tombé : il s’agissait de JP
Morgan. La banque d’investissement américaine avait acquis peu avant pour 1
milliard de livres sterling de cuivre, soit « entre 50 et 80 % » du stock
en réserve. L’acquisition avait fait grimper les cours à 8.700 dollars la
tonne, soit le plus haut niveau depuis la crise financière. Quelques mois plus
tard, à 10.000 dollars la tonne, le cuivre pénalise toute l’industrie. JP
Morgan, elle, a fini l’année en beauté avec 3,3 milliards de dollars de
résultat net engrangés durant le quatrième trimestre.
En revanche, l’approvisionnement en cuivre est
devenu un casse-tête dans la construction, l’automobile ou l’électronique.
C’est l’effet papillon. Ces messieurs de JP Morgan spéculent à l’ombre de la
City, et une coopérative de Mortain, dans la Manche, est prise dans la
tourmente. Acome, 1.350 salariés, 359 millions d’euros de chiffre d’affaires,
est spécialisé dans le câble. Ce groupe bientôt octogénaire, fournisseur de
Renault, PSA, BMW, Daimler ou la SNCF, est la plus grosse Scop (société
coopérative et participative) de France. Il exporte 58 % de sa production, est
présent en Chine, au Brésil. Une réussite qui n’est pas celle du capitalisme
financier, mais de son contraire ; la coopérative de production. Ici, pas
de stock-options ni retraite chapeau : les 1.100 salariés de la maison
mère. Or, en quelques semaines, la hausse du cours du cuivre a annulé les gains
de productivité réalisés après des mois d’efforts, et le directeur financier
reconnaissait en février 2011 qu’elle pouvait aussi, en quelques jours, faire
basculer les comptes dans le rouge (Vincent Lamigeon, « L’industrie combat
la fièvre du cuivre », Challenges, 24 février 2011). Les banques,
elles, ne subissent pas ces variations brutales. Chez JP Morgan, les traders
ont gagné de l’argent tous les jours au premier trimestre 2011. Chez Goldman
Sachs, sur la même période, il y a eu trente-deux jours où ils se sont couchés
chaque soir en ayant amassé plus de 100 millions de dollars dans la journée…
sur les marchés des changes et des matières premières. Pas la peine d’essayer
de trouver de savantes explications à la hausse d’un jours du cours du cuivre,
du pétrole ou des céréales suivie d’un plongeon le lendemain.
À tous les taux on gagne
Toujours à l’affût de profits rapides, les
financiers ont trouvé une nouvelle occupation : spéculer contre le Japon.
Le pays sera très long à se remettre de ce terrible mois de mars 2011 :
séisme, tsunami et catastrophe nucléaire de Fukushima. Pour les traders, c’est
l’occasion ou jamais de pratiquer le carry trade. Un truc
tout bête : emprunter au plus bas et prêter au plus haut. Les taux
les plus bas, on les trouve auprès de la banque centrale japonaise, qui ne va
certainement pas les remonter avant un bon moment par crainte d’affaiblir
encore une économie nippone traumatisée. Banquiers et fonds spéculatifs
empruntent donc au Japon à bon compte (de l’ordre de 0,1 %) de l’argent qu’ils
investissent ensuite dans des actifs plus risqués d’un bien meilleur rapport.
Ce petit jeu très à la mode avait déjà provoqué la faillite du fonds LTCM, en
1998. Car il repose tout de même sur un pari. Il suffirait que le yen remonte
un bon coup pour que les dettes japonaises explosent – et les spéculateurs avec
elles. Ce risque a d’ailleurs été évoqué par le FMI dans son rapport sur la
stabilité financière, paru en janvier 2011. Mais la spéculation a toujours su
tordre le cou aux oiseaux de mauvais augure.
D’autant que la finance a fort bien tiré son
épingle du jeu des taux. Toutes les banques centrales ont réagi à la récession
mondiale provoquée par la crise financière en baissant le coût de l’argent qui
circule dans l’économie. Les banques en ont largement profité : empruntant
à bon matché, elles ont pu accorder des prêts en se ménageant de très
confortables marges. On voit l’embrouille : les banques spéculent et font
sauter le système, elles sont sauvées par les gouvernements qui, pour relancer
la machine, inondent l’économie d’argent bon marché que les banques ont emprunté
pour spéculer, faire des crédits bien juteux et gagner beaucoup d’argent.
Tout va donc pour le mieux dans la meilleure des
finances. Les six grandes banques américaines ont gagné 51 milliards de dollars
en 2010. Au total, à Wall Street, les institutions financières (hors hedge
funds) ont versé 20 milliards de dollars de bonus en cash à leurs salariés.
À ce montant, il faut ajouter un paquet distribué en actions, non connu à ce
jour. En Grande-Bretagne, en janvier 2011, Bob Diamond, le patron américain de
Barclays, a tranquillement prévenu les parlementaires britanniques au bord de
l’apoplexie que « l’époque des excuses et de remords est révolue » en
matière de rémunération, et qu’une délocalisation est toujours possible. En
2010, les grandes banques britanniques ont donc distribué près de 7 milliards
de livres de primes à leurs salariés. BNP Paribas, Crédit agricole, BPCE,
Natixis et la Société Générale, qui ont gagné 21 milliards d’euros en 2010
(soit le double de leurs profits cumulés de 2009), ont versé près de 2 milliards
d’euros de rémunérations variables à 8.200 « professionnels de
marché ». Dans la finance, la rétribution du travail n’obéit pas aux mêmes
lois que dans le reste de l’économie : toute présence mérite salaire, tout
travail mérite prime.
Profits privés, garantie publique
Les affaires sont donc florissantes pour les
fonds spéculatifs, les dirigeants des banques et leurs traders. L’économie
casino brille de mille feux en dépit de la croissance en berne, du pouvoir
d’achat stagnant et du chômage qui s’incruste. N’est-ce pas surprenant ?
La crise n’a-t-elle pas révélé les dangers de la spéculation sur les
marchés ? Pour les petits joueurs, certainement, mais pour les plus gros,
elle a prouvé tout juste le contraire. Comment ne pas se précipiter sur les
profits privés quand on dispose d’une garantie publique ?
Car la tornade de 2008 a surtout démontré que les
États ne peuvent pas laisser une très grande banque ou un très gros assureur
faire faillite. L’adage too big to fail est désormais dans la tête de
tous les financiers, si prompts à prôner le « que le meilleur
gagne », mais en y ajoutant désormais « que le plus mauvais ne perde
pas ». Ils bénéficient d’un confort moral et matériel qui ne se retrouve
dans aucun autre secteur de l’économie. Si une grande entreprise comme Danone
faisait faillite, cela mettrait sur le carreau ses milliers de salariés. Les
rayons des supermarchés seraient privés de yoghourts, d’eaux minérales et de
biscuits. Les consommateurs seraient fort marris, mais sans doute
parviendraient-ils à s’en remettre. Quelques fournisseurs de Danone auraient du
mal à survivre, quelques concurrents se frottaient les mains. Des dégâts
importants, certes, mais rien qui puisse mettre l’économie mondiale en péril.
Supposons maintenant que BNP Paribas fasse
faillite. Aujourd’hui la banque emploie près de 2.000 milliards de ressources
diverses pour fonctionner. Cette somme, elle la doit à ses clients, à d’autres
banques, à des compagnies d’assurances, etc. Grâce au système de garantie mis
en place en France, les dépôts des clients (soit 800 millions d’euros)
pourraient être remboursés (le fonds de garantie dispose d’un budget égal à 1,4
milliard d’euros). Mais les milliards d’euros empruntés sur les marchés, eux,
provoqueraient des catastrophes en chaîne. Incapable d’honorer ses engagements
vis-à-vis des autres banques, BNP Paribas les mettrait en très grave
difficulté, faisant chuter certaines d’entre elles. Très vite, il n’y aurait
plus de crédit interbancaire, plus d’argent dans les caisses pour rembourser
les déposants. Ce serait le chaos, le fameux « choc systémique »
qu’il faut éviter à tout prix. Voilà pourquoi on ne peut pas laisser les
grandes banques faire faillite. L’énormité vaut bouée de sauvetage.
Le monde bancaire a compris la leçon et se
protège dans l’oligopole. L’obésité est devenue gage de survie. Aux États-Unis,
les actifs (crédits, actions ou obligations) des six plus grandes banques
représentent aujourd’hui 60 % du PIB américain. Une concentration jamais vue
jusqu’ici dans l’histoire américaine. « Elles ont grossi pendant la crise,
explique Simon Johnson, professeur au MIT à Boston, auteur d’un livre sur le
coup d’État silencieux fomenté par les banques américaines pour prendre le
pouvoir aux États-Unis (Simon Johnson et James Kwak, 13 Bankers : The
Wall Street Takeover and the Next Financial Meltdown, Pantheon Books,
2010). Elles sont prêtes à prendre de nouveaux risques comme vous et moi si
nous nous sentions parfaitement protégés » (Audition de Simon Johnson
devant le comité économique conjoint des Parlements des États-Unis, 21 avril
2009). Le système bancaire français est lui aussi très concentré, avec un
leader, BNP Paribas, donc les actifs représentent à eux seuls le PIB de la
France… Bien sûr, la banque est européenne, il faudrait donc rapporter ses
actifs à la richesse des Vingt-Sept. Reste que, si elle faisait faillite, ce
serait l’État français qui devrait la sauver, avec l’État belge, son premier
actionnaire aujourd’hui, s’il existe encore au moment du désastre ! Avec
de tels monstres, le système bancaire mondial n’a plus rien à craindre.
La victoire suprême : l’impunité
Si les banques sont devenus too big to fail,
leurs dirigeants, eux, semblent devenus too big to jail : trop
influents pour être mis en prison. Seuls Bernard Madoff, aux États-Unis, et
Jérôme Kerviel, en France, ont été inquiétés. Tous deux ont fait office de
paratonnerres ou de brebis galeuses. Or les deux affaires sont fort
différentes. La première n’a rien à voir avec la finance pervertie de la
titrisation, des produits dérivés et des effets de levier ; la seconde en
est, au contraire, indissociable. Prises isolément, ni l’une ni l’autre n’ont
mis en cause les principaux acteurs du système, et les peines prononcées, par
leur lourdeur même, disculpent à top bon compte l’ensemble de la communauté
financière. Ce que ressentait Charles Ferguson en mars 2011, lorsque, très ému,
il a reçu l’Oscar du meilleur documentaire pour son film Inside Job,
dans lequel il mettait en lumière les mécanismes de la crise. Après s’être
excusé de casser un peu l’ambiance de la soirée, il a regretté que « pas
un banquier ne soit allé en prison, alors que nous avons vécu la plus grave
crise financière depuis celle de 1929 ». Il aurait même pu ajouter :
que pas un banquier n’ait été inquiété.
Cette impunité n’a pas toujours été la règle. Au
XIVe siècle, les banques, bien que surveillées par les États,
avaient déjà tendance à spéculer sur les lingots d’or, un petit jeu que les
souverains n’appréciaient guère. À Barcelone, au début de ce même siècle, les
banquiers qui faisaient faillite étaient emprisonnés, au pain sec et à l’eau,
jusqu’à ce qu’ils aient remboursé tous les déposants, en vendant leurs
propriétés ou bien en empruntant auprès de parents ou d’amis. À la sortie, ils
n’avaient plus le droit d’exercer leur profession. Vingt ans plus tard, le prix
à payer pour une banqueroute était encore plus élevé. Ceux qui ne pouvaient pas
rembourser leurs clients au bout d’un an étaient décapités, et leurs biens
vendus pour dédommager leurs déposants. C’est ainsi qu’en 1361 Francescho
Castello, banquier de son état, eut la tête tranchée devant son établissement à
Barcelone.
Sans remonter si loin dans le temps, ni en
arriver à de telles extrémités, la crise des caisses d’épargne américaines dans
les années 80 montre que les banquiers n’ont pas toujours joui de l’impunité.
Ces caisses n’étant plus très rentables, l’administration Carter leur avait
permis de se diversifier et de se refinancer sur le marché. Elles prirent alors
d’énormes risques en investissant à tort et à travers. Elles gagnèrent ainsi
beaucoup d’argent, mais, à partir de 1986, la récession qui suivit le second
choc pétrolier provoqua une chute de l’immobilier. Les caisses d’épargne
plongèrent. Coût de la facture : 135 milliards de dollars.
Les investissements risqués n’étaient pas les
seuls responsables de cette déroute. Les dirigeants des caisses s’étaient aussi
rempli les poches, avaient accordé des prêts très avantageux à leurs familles,
à des proches, à des entreprises dirigées par des « amis ». Ils
avaient maquillé les comptes, camouflé leurs crédits hasardeux, fait de la
cavalerie. La totale ! À l’époque, l’économiste William Black, qui enquêta
sur ce scandale, en tira comme moralité que la meilleure façon de voler une
banque, c’est encore d’en être propriétaire. La justice ne resta pas inactive
et finit par coincer une belle brochette d’aigrefins. 300 procès permirent de
juger plus de 1.000 personnes (banquiers, courtiers). 451 peines de prison
furent infligées, d’une durée moyenne de trois ans, ainsi que 580 fortes
amendes. Dans ce tourbillon judiciaire, une sentence a marqué les esprits.
Woody Lemons, 47 ans à l’époque, qui dirigeait la Vernon Savings and Loans au
Texas, fut condamné à trente ans de prison ! Il faut dire que la faillite
de cette caisse d’épargne avait coûté 1,4 milliard de dollars au contribuable.
Il était donc entendu que des scandales
financiers pouvaient se produire, faire des victimes, mais que les responsables
étaient poursuivis et sanctionnés. Or nous assistons aujourd’hui, avec cette
crise financière, au scandale absolu, celui où les responsables sont postulés
non coupables. À tout le moins pourrait-on incriminer le système et le changer
de fond en comble. Même pas. L’impunité vaut pour les banques comme pour les
banquiers. Comment la finance a-t-elle pu se mettre au-dessus de tous les
pouvoirs, politique, législatif ou judiciaire ?
Le pouvoir des banques
Lors de la débâcle des caisses d’épargne
américaines, 1.000 enquêteurs travaillèrent à débusquer les irrégularités
commises. Ils sont seulement 240 à avoir enquêté sur les fraudes liées aux subprimes
en 2009, et 377 en 2010. Que voulez-vous, depuis les attentats de 2001, le FBI
se consacre en priorité à la lutte antiterroriste, la justice s’appuie sur les
rapports rédigés par les banquiers, tenus de signaler aux juges toute fraude
avérée ou suspectée. Sans surprise, ils chargent les clients et les
intermédiaires, notamment les courtiers indépendants, laissant à la justice le
soin de pêcher les gros poissons. À supposer que la police et la justice aient
eu les moyens et la volonté de mener la chasse, auraient-elles rassemblé un
beau tableau ? Rien n’est moins sûr : le laxisme du système
permettait toutes sortes de comportements que la morale réprouve, mais que la
loi n’interdisait pas. La finance a toujours contrôlé en sous-main les
autorités censées la réglementer. Pour ce faire, elle dispose d’une arme
fatale : le lobbying. Aux États-Unis, tout est légal et transparent. Les
entreprises doivent faire connaître les sommes qu’elles y consacrent et les
objectifs qu’elles poursuivent. En France, au contraire, ce travail de
coulisses doit toujours rester dans l’ombre. En décembre 2009, le FMI a même
cherché à établir un lien statistique entre les dépenses de lobbying et la
façon dont les prêts subprime ont été accordés pendant la crise. Après
de nombreux calculs, corrélations statistiques, équations complexes, le rapport
des trois économistes conclut sans réelle surprise que les prêteurs ayant
pratiqué le lobbying le plus intensif sont aussi ceux qui ont accordé le plus
de prêts ineptes, développé le plus de titrisation et accumulé le plus de
profits.
Le pouvoir de Wall Street a donné sa pleine
mesure après la crise quand il s’est agi d’empêcher toute reprise en main du
système. En octobre 2009, par exemple, 1.537 lobbyistes s’étaient inscrits
auprès du Congrès américain pour contrer les propositions de réforme que
préparait l’équipe d’Obama. Ils étaient vingt-cinq fois plus nombreux que ceux
représentant les syndicats, les consommateurs et autres partisans d’une
réglementation plus sévère. Même Citigroup, dont l’État américain détenait à
l’époque 34 %, avait embauché 46 lobbyistes pour défendre ses propres intérêts.
Au cours des neuf premiers mois de 2009, les banquiers ont ainsi dépensé 344
millions de dollars pour torpiller les projets de réforme. Ce commerce de
l’influence est chapeauté par une totale endogamie entre les hauts dirigeants
politiques et bancaires. Les mêmes se retrouvent tantôt à Wall Street, tantôt à
Washington. « Ce que l’on voit émerger, écrit ainsi en 2009 Martin Wolf,
le très respecté éditorialiste du Financial Times, ce sont des banques
un peu mieux capitalisées, mais encore plus grosses qu’avant et bénéficiant
d’une garantie explicite de l’État. Ce n’est pas un progrès, cela veut dire que
nous aurons des crises financières encore plus sévères dans les prochaines
années ».
En Europe, le lobby bancaire est plus discret
mais tout aussi puissant. Comme le dit Pervenche Berès, eurodéputée socialiste,
spécialiste des questions financières, « les banques sont en situation de
capture réglementaire, tout simplement parce qu’elles ont une bien meilleure
vision des marchés que les régulateurs et, forcément, les politiques ». La
finance moderne s’est fait un rempart de sa technicité. Les seuls experts font
malheureusement partie du système et n’ont aucune envie de le modifier. Car le
monde de la finance est devenu une oasis de prospérité dans un paysage de
désolation. Aux États-Unis, le salaire moyen y est quatre fois plus élevé que
dans les autres secteurs de l’économie, et, en France, les meilleurs élèves des
grandes écoles sont irrésistiblement attirés par les hautes rémunérations de la
finance. Comment imaginer que les bénéficiaires puissent remettre en cause de
telles prébendes ?
En octobre 2008, José Manuel Barroso, au nom de
la commission européenne, a chargé Jacques de Larosière, ancien directeur du
FMI, gouverneur honoraire de la Banque de France et… conseiller de BNP Paribas,
de rédiger un rapport sur la régulation et la supervision des banques, des
assurances, des marchés, au niveau européen. Vaste programme. Pour ce faire, il
a réuni autour de lui sept autres experts financiers, issus du milieu bancaire
pour la plupart. Résultat : ceux qui rêvaient d’un FBI financier européen
ont vite déchanté. À la place, nous aurons droit à un Comité européen du risque
systémique et trois superviseurs européens, dénués de tout pouvoir de contrainte.
Dix-huit mois plus tard, le 14 juin 2010, Michel
Barnier, commissaire européen au Marché intérieur, rend publique la liste des
experts chargés des nouvelles régulations financières. Sur les quarante
membres, une trentaine de banquiers représentant les plus grands établissements
européens (Crédit agricole, BNP Paribas, Caixa, Commerzbank…), mais aussi
américaines (Goldman Sachs, Bank of America, Merrill Lynch…). Parmi la dizaine
d’autres experts, on trouve, par exemple, la Fédération bancaire européenne. Il
est vrai qu’à Bruxelles, 250 lobbyistes se consacreraient à la seule défense du
secteur financier, contre 150 fonctionnaires chargés de suivre le dossier. Le
jeu est manifestement inégal.
Les financiers peuvent donc dormir tranquilles.
« En rentrant de l’école, ma fille de 10 ans, m’a demandé ce qu’était une
crise financière, a raconté Jamie Dimon, le patron de JPMorgan, aux sénateurs
américaines, en janvier 2011. Je lui ai dit que c’était quelque chose qui se
produisait tous les cinq ou six ans ». Les crises financières seraient
donc une fatalité, l’impunité et l’impudence des banquiers aussi. Mais comment
faire croire à toutes les victimes, les chômeurs, les ruinés, les précarisés,
les prolétarisés, que « c’est la faute à pas de chance » quand ils
voient trop bien ceux qui ont eu de la chance, et ceux qui n’en ont pas ?
Une sortie de crise qui préserve à ce point les intérêts de la finance pourrait
coûter très cher à terme, aux véritables responsables et authentiques
coupables, à la classe politique qui les a protégés et, au-delà, à la
démocratie qui n’a pas su les empêcher. (pp. 243-261)
XIV. Le principe de précaution
Le contrôle
démocratique
Les banques se livrent à des activités de marché non
pour spéculer, mais pour répondre aux besoins de la clientèle. La démonstration
n’en a jamais été apportée, notamment pour le ‘Trading Haute Fréquence’ (THF).
En attendant, on peut analyser les chiffres globaux. À BNP Paribas, en 2010,
les activités dites de « banque de financement et d’investissement »,
par opposition à la banque de détail, ont contribué à hauteur de 50% au
résultat avant impôts de la banque, soit le même niveau qu’avant la crise. À la
‘Société Générale’, le chiffre est de 44%, identique à celui de 2006, avant que
les résultats ne soient mis à mal par l’affaire Kerviel. Rien n’a changé. Mais,
promis juré, on ne travaille dans les salles de marché qu’au service des
clients.
C’est toute la déconnexion entre la spéculation
financière et l’économie réelle qui se trouve posée. Elle se lit dans les
chiffres. Depuis 1977, la production mondiale (mesurée par le PIB) a été
multipliée par 7, tandis que les opérations de change étaient multipliées par
234 ! Les transactions financières sur le pétrole (options) représentaient
une fois le volume des échanges physiques dans les années 80, aujourd’hui c’est
dix fois le volume. Le PIB mondial est évalué à 60.000 milliards de dollars et
la valeur des contrats sur instruments dérivés à 700.000 milliards, soit douze
fois plus. L’analyse du phénomène est délicate, mais les chiffres parlent
d’eux-mêmes. Comme le disait ‘Joan Robinson’, collègue de ‘Keynes’, « on
ne sait pas définir un éléphant ; mais lorsqu’il est dans la pièce, on le
reconnaît ». Face à 700.000 milliards de dollars, les besoins des clients
ont bon dos ! Pourtant, à force d’être assenés, ces justifications
finissent par prendre rang de vérités officielles. (pp.267-268)
Les
garde-fous
Une banque
pour quoi faire ?
Tant qu’à réglementer les marchés, pourquoi ne
pas réglementer aussi les banques en séparant clairement les activités de
banque de détail et celles de marché ? En clair, pourquoi ne pas revenir
au Glass-Stegall Act, voté en 1933 et aboli en 1999 ? Pour imposer
cette réforme après la crise de 1929, le procureur de New York, Ferdinand
Pecora, travailla en liaison avec la commission bancaire du Sénat. Relatant cet
épisode, Michael Perino, professeur à l’Université Saint John’s à New York
(Michael Perino, The Helhound of Wall Street : How Ferdinand Pecora’s
Investigation of the Great Crash for ever Changed American Finance, Penguin
Press, 2010), remarque que Ferdinand Pecora « a pris tous ces sujets financiers
complexes et les a amenés sur le terrain de la moralité. Ce fut un coup de génie ».
Le procureur a fait passer sur le gril tous les grands banquiers du début des
années 30, les a cuisinés sur leurs bonus, les impôts qu’ils ne payaient pas,
leur infiltration au plus haut sommet de l’État, le financement des partis de
Mussolini ou de Hitler… Ces faits rendus publics, Roosevelt a pu imposer le
Glass-Steagll Act. Malheureusement, l’Amérique de 2011 n’a pas trouvé un
procureur de la finance comme Ferdinand Pecora. Ainsi les questions gênantes ne
sont-elles jamais examinées.
La première : pourquoi les activités de
marché sont-elles si rentables ? Pour financer leurs activités, les
banques puisent dans une ressource abondante et bon marché : les dépôts
des clients. La banque de détail subventionne ainsi la banque de marché. Et l’argent
qu’elle fournit est démultiplié par…
l’effet de levier, bien sûr. N’est-ce pas risqué ? Sans doute, mais il
existe une assurance : la garantie des dépôts qu’apportent les États. Un
établissement qui collecte l’argent du public ne peut être mis en faillite. Lehman
Brothers, il ne faut pas l’oublier, était une banque d’affaires non de détail.
La vocation universelle permet de transférer la garantie publique du dépôt à la
spéculation. Comment ne pas courir au-devant de nouvelles crises avec un
système à ce point « pousse au crime » ? Pourquoi ne pas imposer
aux banquiers de choisir leur métier : soit ils gèrent les dépôts et
octroient le crédit avec la garantie de l’État, soit ils vont jouer sur les
marchés à leurs risques et périls ?
Tout le monde pense à cette séparation des
activités bancaires qui hérisse le lobby bancaire. Forts de leur technicité,
ses représentants sortent à jets continus des arguments pour démontrer qu’une
telle réforme serait aussi inefficace qu’inapplicable. Pourtant, certains
financiers, tels Jean Peyrelevade, aujourd’hui président de la banque Leonardo
à Paris la soutiennent (Jean Peyrelevade, « Théorie de la
prédation », in Rapport moral sur l’argent dans le monde, 2010). Le
gendarme des banques britanniques a, quant à lui, rendu en avril 2010 un
rapport intermédiaire qui retient la séparation des activités comme une réforme
envisageable. Les banques de dépôt seraient astreintes à des règles
prudentielles plus sévères afin de garantir les déposants et de métier la
garantie de l’État. En France, la Banque postale et le Crédit mutuel démontrent
déjà qu’une banque peut se passer d’activités de marché. En outre, ni l’une ni
l’autre ne sont cotées en Bourse : elles évitent ainsi la pression des
actionnaires et ne distribuent pas de stock-options qui pervertissent les
dirigeants. La division des activités des banques pourrait aussi s’accompagner
d’une traçabilité des opérations de marché, depuis la demande du client
jusqu’au compte de résultat final. La finance ayant une certaine tendance à
s’affoler, il faut peut-être suivre les opérations à la trace comme furent
suivies les bêtes pour éviter la contagion de la vache folle. (pp. 274-276)
Le politique et le financier
XV.
Les pièges de la providence
La providence en déficit
Les failles se retrouvent au cœur même du système
financier, nous l’avons vu, mais également de notre État providence et de notre
système économique. La France contemporaine s’est développée autour d’une
puissance publique qui assure la protection sociale, offre des services publics
importants et intervient de façon déterminante dans l’économie. C’est le fameux
« modèle français » des Trente Glorieuses qui se trouve aujourd’hui
menacé.
Cet essoufflement de l’État providence se
retrouve dans tous les pays. Il tient d’abord au ralentissement de la
croissance. À 2% par an, face au chômage, à la pauvreté, avec des ressources
qui s’amenuisent, la providence n’a plus les moyens de ses promesses. La
sociologue Dominique Schnapper a très finement étudié cette faille au cœur du système.
« La démocratie porte une promesse et une illusion d’égalité de tous. Tous
les besoins des hommes sont en tant que tels légitimes […] les aspirations
multiples, éventuellement contradictoires, toujours renouvelées, deviennent des
droits : droit à la sécurité, au travail, au loisir, à l’éducation, à la
santé, à l’enfant, etc. » (Dominique Schnapper, La Démocratie
providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002). Notez
cette première transformation des besoins en droits. L’État libéral
reconnaissait à tous « le droit de… ». Il devait vérifier que
nul ne se voie interdire de travailler, de se soigner, de s’éduquer, de
s’enrichir, etc. Pour le reste, il appartenait à chaque individu de se
débrouiller. Avec l’État providence, « le droit de » devient
« le droit à ». C’est la prestation elle-même qui est un dû.
Le citoyen attend un emploi, un logement, un revenu, des soins, une éducation,
etc. La démocratie se trouve alors confrontée à une équation sans
solution : « Le déficit de l’État social n’est pas seulement
conjoncturel, il est structurel. […] Le seul argument qu’on puisse invoquer
pour limiter les transferts des ressources est financier, dans le système de
valeurs qui domine le monde de l’État providence, il est, en tant que tel, frappé
d’illégitimité ». Toutes les sociétés industrielles se sont, peu ou prou,
enfermées dans ce piège : faire naître des espérances qu’elles sont
incapables de satisfaire.
L’État ne fait jamais que redistribuer les
richesses produites, mais la garantie qu’il apporte se détache peu à peu de
cette base économique. Les prestations sociales deviennent des normes
juridiques au même titre que les droits politiques. Et, comme l’a bien vu
Dominique Schnapper, ils ne sont plus justiciables des arbitrages financiers. Créer
des prestations fixes à partir de ressources variables, c’est le premier piège
de l’État providence. Le voilà chargé de droits acquis, c’est-à-dire
intangibles, irréversibles. Ce sont les salaires et les prix qui fluctuent en
fonction de la conjoncture, les prestations sociales, elles, ne peuvent
qu’augmenter. Toute réduction porte atteinte au bon droit des intéressés. Elle
est immorale. C’est ainsi qu’ils ont fait de la retraite à 60 ans un droit
acquis indépendamment de toutes les évolutions démographiques.
Les Français s’entretiennent dans l’illusion
d’une créance sans fin sur l’État. Les droits dont ils jouissent effectivement
tombent dans la fosse commune des droits acquis. N’allez pas faire remarquer à
un prestataire qu’il est bien heureux d’en profiter. Il répondrait sur le mode
offusqué du « Manquerait plus… ». Les services rendus formant le
tout-venant de la République, celle-ci devient une pyramide virtuelle faite de
tous les services attendus et qu’elle ne peut rendre. Son action ne se juge pas
en plein, mais en creux. Elle ne peut engendrer que l’insatisfaction et le
mécontentement.
Notre État providence se trouve pris en tenaille
entre des prélèvements sur les plus hauts revenus que freine la concurrence
fiscale, des prestations aux plus faibles qui augmentent irrésistiblement, des
idéologies qui le condamnent à l’hémiplégie et des corporations qui défendent
bec et ongles leurs droits acquis.
Face à son administration, l’État est de même
paralysé par la référence constante au service public, dont la qualité est, par
postulat, proportionnelle aux moyens qui lui sont alloués. Tout changement,
toute réforme, devient une atteinte aux principes républicains, seules les
augmentations de budgets et d’effectifs sont acceptables. Peu à peu, les agents
de la fonction publique deviennent les garants autoproclamés des valeurs
républicaines et peuvent en permanence instruire le procès d’un État qui manque
à ses obligations. Impossible alors de faire maigrir, voire de réorganiser,
l’administration sans renoncer à des missions de service public.
Lorsque l’État se retrouve face aux agents
économiques, c’est à nouveau l’intérêt supérieur de la nation qui lui est
opposé. Les banquiers ne sont pas seuls à manier l’action psychologique, les
possédants se veulent garants de la santé économique du pays. Au moindre
alourdissement des taxes, à la moindre suppression d’une niche, ils annoncent
une perte de compétitivité qui plongera la France dans la récession. Pourtant,
lorsqu’ils se trouveront le dos au mur, nos gouvernants devront bien aller
chercher l’argent là où il est, en piétinant des droits bien ou mal acquis.
(pp. 287-290)
Le droit au
malheur
La République
compassionnelle
XVI. Mobilisation générale
La patrie de
l’anticapitalisme
Égalité-sécurité
La défense ou
l’attaque
L’alternative
capitaliste
Économie de marché contre finance
Les échéances auxquelles nous devons faire face
ne nous laissent d’autre choix que de construire une société industrielle et,
plus largement, industrieuse, ou de plonger dans une décadence sans fin. Et la solution ne se
trouve ni dans les programmes de la droite, ni dans ceux de la gauche. Elle
doit partir d’une approche pragmatique non plus idéologique, qui remplace le ou
alternatif du jeu politicien par le et du redressement civique.
À chaque institution, à chaque rouage de
l’économie, il faut rendre son sens et sa fonction.
-
L’inégalité doit naître du
risque entrepreneurial, du mérite et du travail, pas de la rente et de la
spéculation.
-
L’entreprise est la
communauté productrice de richesses pour tous, et pas de profits pour
quelques-uns et d’exploitation pour les autres.
-
Le marché du travail permet
de gérer la main-d’œuvre. Il n’est pas un camp de relégation où la société
rejette les chômeurs.
-
Les services publics
constituent la colonne vertébrale de la France, ils appartiennent au peuple et
pas à leurs agents.
-
L’impôt assure la juste
contribution de chacun au bon fonctionnement de l’État. Sa progressivité ne constitue
en rien une spoliation.
-
L’État providence gère les
ressources mises au service de la solidarité. Il ne délivre pas un droit de
tirage illimité sur la collectivité.
-
La banque assure par
délégation un service public indispensable quand elle gère l’épargne des
particuliers et finance l’économie réelle. La finance devient une nuisance
publique quand elle crée des espaces de pure spéculation sans création de
richesse, sauf pour elle-même.
-
Les organisations
syndicales sont, au même titre que le patronat, indispensables au bon
fonctionnement de l’économie. Elles ne représentent pas les citoyens, mais les
travailleurs ; elles tirent leur légitimité de leurs adhérents et pas de
prérogatives institutionnelles.
-
Les partis politiques
assurent l’expression de la volonté générale. Ils sont chargés du gouvernement
du pays, et pas seulement de la conquête du pouvoir.
-
L’Éducation nationale doit
coopérer avec les employeurs afin que les formations répondent aux besoins de
l’économie, qu’elles ne soient pas exclusivement un savoir académique.
-
La grève est l’expression
démocratique des conflits entre capitalistes et salariés. En l’absence de toute
réglementation, son efficacité est inversement proportionnelle à sa légitimité.
Etc.
Il est absurde d’imaginer que
le bon emploi de nos institutions puisse s’obtenir par décret. Nous n’allons
pas renoncer à notre façon de vivre méditerranéenne pour nous plier à la
discipline nordique. Mais, à l’inverse, il est suicidaire de se résigner au
dysfonctionnement général, et même de le laisser s’aggraver de jour en jour. Or
les Français n’ont pas leurs pareils pour se glorifier de mal faire. Notre État
providence en dérapage incontrôlé est l’amortisseur social dont rêve le monde
entier, nos grandes entreprises sont la référence d’une patrie que, pourtant,
elles abandonnent chaque jour davantage, nos syndicats font la leçon aux
confrères étrangers qui pratiquent « la collaboration de classe »,
nos enseignants se glorifient de n’être pas instrumentalisés au service du
capital et nos partis sauvent la démocratie lorsqu’ils entretiennent un
manichéisme vide de contenu. Comment peut-on corriger – je ne dis pas supprimer
– ses défauts quand on y voit des qualités ? C’est le problème de la
France. Reconnaître ses défauts, et pas seulement nos mérites, pour ce qu’ils
sont, et cesser de nous targuer jusqu’à les offrir en exemple au monde entier.
Comment imaginer qu’une
société fonctionne efficacement quand tous ses rouages sont faussés ? Et
comment la remettre d’aplomb sans redonner à chaque institution le rôle qui est
le sien ? Le diagnostic appelle le traitement. La vraie question n’est pas
« que faire ? », mais « comment faire ? », et les
réponses ne sont pas à chercher dans une réflexion solitaire.
Les principes sont simples,
leur application ne saurait l’être. Elle suppose, dans chaque cas, les
connaissances et l’expérience des experts, de larges concertations avec les
parties prenantes, un débat ouvert sur l’ensemble de la société. Il existe des
organismes, des cercles capables de conduire ce genre de travail. Si nécessaire,
il serait possible d’en créer – à condition d’en supprimer d’autres dans le
même temps –, et il appartient aux partis politiques de mettre cela en musique.
La France qui repart
Notre histoire est tout sauf
un long fleuve tranquille. Elle passe par des ruptures, des phases de déclin,
des phases d’extraordinaire dynamisme. Les Français, qui ont reçu en partage le
plus beau pays du monde, n’ont aucun goût pour les révisions déchirantes. Ils
ne s’y résignent que contraints et forcés. Nous arrivons à la croisée des
chemins, là où se décide l’avenir. Soit une politique du pire dans la
banqueroute, soit une austérité régressive et non pas salvatrice, soit un
redressement de la France – et pas seulement de ses finances –, selon que nous
saurons dominer notre légitime colère ou que nous nous laisserons emporter par
elle. Un tel choix devrait se fonder sur un optimisme pragmatique rompant avec
nos références idéologiques habituelles.
Mais il interviendra dans un
système démocratique profondément modifié. D’une part, les oppositions
partisanes qui structurent notre vie politique vont perdre beaucoup de leur
signification ; d’autre part, les réseaux sociaux vont jouer un rôle
déterminant. C’est une banalité de le constater, le peuple a cessé d’être ce
souverain passif et muet qui patiente sagement jusqu’aux échéances électorales
suivantes pour exprimer sa volonté. Structuré par l’intercommunication du Net,
il peut à tout moment prendre des initiatives sans attendre le bon vouloir de
la classe dirigeante. Cette démocratie horizontale et non plus verticale a pesé
d’un poids déterminant dans le référendum constitutionnel de 2005, dans
l’élection de Barack Obama. Elle est à l’origine du printemps des peuples
tunisien et égyptien, en France même elle a contraint le gouvernement à faire
marche arrière sur l’exploitation des gaz de schistes, et l’on voit le rôle
qu’elle peut jouer dans la révolte des Indignés en Espagne et dans d’autres
pays étranglés par l’austérité. Comment imaginer qu’elle ne tiendra pas une
place essentielle dans l’expression des colères à venir ? D’autant que ce
sont les plus jeunes qui maîtrisent le mieux ces nouveaux outils. Or c’est bien
la jeunesse qui a été la première victime des politiques suivies depuis trente
ans et qui se trouvera privée d’avenir par le « toujours moins » qui
s’annonce. Elle ne va pas seulement puiser dans cette nouvelle sociabilité une
prise de conscience, mais aussi une prise de décision qu’aucun parti, aucune
organisation, ne lui offre aujourd’hui. Nos gouvernants vivent depuis quarante
ans la peur de la rue, ils vivent désormais dans la peur de la Toile.
À supposer que la classe
politique soit à la hauteur de l’événement, à supposer que les Français se
rendent à l’évidence des réalités, le monde nous permettrait-il d’opérer une
telle mutation ? Les États ont vu leur marge de manœuvre se restreindre au
cours des dernières décennies. Comment réformer nos impôts en régime de
concurrence fiscale ? Comment changer la gouvernance d’entreprises
soumises au capitalisme financier ? Comment réguler notre système bancaire
sans lui faire perdre son dynamisme ? Comment préserver notre système
social face à la mondialisation ? Etc. Les seules évolutions admises, et
bien souvent imposées, vont dans le sens d’une libéralisation à tout va. Elles
sont bienvenues lorsqu’elles bousculent notre corporatisme et notre
bureaucratisation, mais doivent se combiner avec un retour en force du
politique pour conduire le changement, et pas seulement jouer les sauveteurs du
système financier.
À frontières ouvertes, et il
ne saurait être question de les fermer, le volontarisme trouve rapidement ses
limites. Mais on a trop souvent fait de ces contraintes un alibi de toutes les
démissions. Dans le grand jeu de la mondialisation, les pays les plus ouverts
au capitalisme financier, États-Unis, Grande-Bretagne, Irlande, Espagne, se
sont révélées les plus vulnérables, tandis que des sociétés plus régulées et
moins réglementées, plus solidaires et moins compatissantes, comme l’Allemagne,
les Pays-Bas, les pays scandinaves ou le Canada, ont mieux résisté. Ces
évidences vont s’imposer contre les dogmes et les intérêts de
l’ultralibéralisme.
Les excès du capitalisme financier
sont désormais contre-productifs et réduisent notre compétitivité. Même les
nations de tradition libérale, même les marchés financiers finiront par s’en
rendre compte. Mais, surtout, le monde ne va pas continuer sur sa lancée. Toujours
dans la même direction. Là encore, des bouleversements vont intervenir qui
changeront la donne.
Les crises à répétition des
prochaines années, financières, nucléaires, sociales, agricoles, climatiques,
énergétiques, environnementales, imposeront au monde et à l’Europe des ruptures
politiques qui sont aujourd’hui inconcevables. Nos partenaires n’imaginent leur
futur que dans la globalisation libérale. Qu’à cela ne tienne ! Le futur
aura plus d’imagination que la Commission européenne. Nous pourrions connaître
les soubresauts d’un euro écartelé par les marchés, la faillite d’un dollar
réduit à sa seule valeur de nuisance, le pétrole à 200 dollars le baril et les
matières premières à des niveaux stratosphériques, sans compter la révolte des
peuples, les dérèglements climatiques, les crises énergétiques, les déceptions
du développement durable, etc.
Il est impossible de prévoir
tous les scénarios de cet avenir tempétueux, et plus encore d’avoir des
réponses préfabriquées pour chacun d’entre eux. Mais il en est un qui nous
menace dans l’avenir immédiat, c’est la catastrophe financière qui déferlerait
de l’Europe sur la France où naîtrait d’une attaque spécifique contre notre
pays – les résultats étant à peu près les mêmes dans les deux cas. Que la corde
soit celle qui nous attache aux autres ou celle que nous nous sommes passée au
cou, en tout état de cause elle nous étranglera.
Gouverner, c’est prévoir.
Prévoyons donc cette Échéance qui peut arriver à tout instant. Elle provoquera
un bouleversement aussi radical que le passage de la paix à la guerre, car les
risques pour notre pays d’un effondrement financier ne sont pas moindres que
ceux d’une défaite militaire. Ce qui est en jeu, c’est l’éclatement de la
société. Face à une telle urgence, la gouvernance change du tout au tout. Les
références partisanes n’existent plus, la dictature de la réalité s’impose à
tous.
L’union sacrée que pratiquent
les pays en temps de guerre n’est pas affaire d’hommes mais de politique. La
nécessité fait loi et impose les mesures d’où qu’elles viennent. L’urgence ne
s’accommode pas des marques déposées et des interdits imposés. La droite dirige
l’économie, la gauche rogne des droits sociaux. Peu importe : lorsque la
survie du pays est en jeu, l’efficacité commande. En temps de guerre comme en
temps de crise.
La classe politique devrait
annoncer cette rupture au lieu de « faire rêver les Français »,
autant dire les entretenir dans l’illusion qu’ils connaîtront l’embellie sans
subir l’orage. Le seul discours politique honnête est celui de Churchill
annonçant « du sang, de la sueur et des larmes » pour prix d’une
victoire possible.
À l’heure de la mobilisation
générale, l’alternance traditionnelle est disqualifiée. Que le pouvoir soit de
droite ou de gauche, il devra mener une politique nationale au-delà des
clivages traditionnels. Le choix électoral, qui garde toute sa pertinence,
porte sur la capacité des équipes dirigeantes et non sur les programmes.
Nous sommes à l’Échéance, les
Français le savent. La confiance ne peut plus naître que de la vérité. Car la
France n’est menacée que par son incapacité à regarder la réalité en face. Un
peuple averti en vaut deux et, au bout des épreuves, retrouve l’espoir. (pp.
303-311)