samedi 23 août 2014

De l'utopie numérique au choc social

Dans la "salle de bains connectée", la brosse à dents interactive lancée cette année par la société 'Oral-B' (filiale du groupe Procter & Gamble') tient assurément la vedette : elle interagit - sans fil - avec notre téléphone portable tandis que, sur l'écran, une application traque seconde par seconde la progression du brossage et indique les recoins de notre cavité buccale qui mériteraient davantage d'attention. Avons-nous brossé avec suffisamment de vigueur, passé le fil dentaire, gratté la langue, rincé le tout ?
Mais il y a mieux. Comme l'affiche fièrement le site qui lui est consacré (http://connectedtoothbrush.com), cette brosse à dents connectée "convertit les activités de brossage en un ensemble de données que vous pouvez afficher sous forme de graphiques ou partager avec des professionnels du secteur". Ce qu'il adviendra par la suite de ces données fait encore débat : en conserverons-nous l'usage exclusif ? Seront-elles captées par des dentistes professionnels ou vendues à des compagnies d'assurances ? Rejoindront-elles le flux des informations déjà enregistrées par Facebook et Google ?
La prise de conscience soudaine que les données personnelles enregistrées par le plus banal des appareils ménagers - de la brosse à dents aux toilettes "intelligentes" en passant par le réfrigérateur - pouvaient se transformer en or a soulevé une certaine réprobation vis-à-vis de la logique promue par les mastodontes de la Silicon Valley.
Ces entreprises collectent à grande échelle les traces laissées par les internautes sur les sites qu'ils fréquentent, les utilisent pour leur propre compte et les revendent aux annonceurs ou à d'autres sociétés. Elles engrangent ainsi des milliards de dollars, tandis que les utilisateurs - nous - accèdent simplement à quelques services gratuits. Face à ce constat émerge une critique bizarre, aux connotations populistes : contestons ces monopoles, clame-t-elle, et remplaçons-les par une multitude de petits entrepreneurs. Chacun de nous pourrait constituer son propre portefeuille de données et tirer bénéfice de leur commerce en vendant, par exemple, ses données de brossage à un fabricant de dentifrice, son génome à un laboratoire pharmaceutique, ou en révélant sa géolocalisation en échange d'une ristourne au restaurant du coin.
Des voix influentes, comme celles de l'essayiste et chef d'entreprise Jaron LANIER ou du chercheur en informatique Alex "Sandy" PENTLAND, célèbrent ce nouveau modèle.
Ces voix nous promettent un monde où la protection de la vie privée serait assurée :si l'on considère les données comme une propriété privée, alors un solide arsenal juridique et des technologies adéquates pourraient garantir qu'aucun tiers ne les pille. Mais elles nous font aussi miroiter un avenir de prospérité. Par quel miracle ? Celui de l' "Internet des objets", c'est-à-dire la prolifération d'appareils grâce auxquels nos moindres faits et gestes seront recensés, analysés et... monétisés. Quelque part, quelqu'un est disposé à payer pour savoir ce que nous chantons sous la douche. S'il ne s'est pas encore manifesté, c'est simplement parce qu'aucun capteur sonore connecté à Internet n'équipe notre salle de bains.
Les enjeux sont clairs. Si Google truffe notre maison de jolis capteurs intelligents fabriqués par sa filiale Nest, c'est Google, et pas nous, qui gagnera de l'argent lorsque nous chantonnerons . La stratégie du géant consiste à agréger des données provenant dune multitude de sources (voiture sans conducteur, lunettes connectées, courrier électronique) et à faire prendre l'efficacité du système de son ubiquité : pour en tirer le meilleur parti, nous devrions laisser ses services empiler, tel un gaz, les moindres recoins de notre quotidien. L'immensité du réservoir de données ainsi constitué le protège de toute concurrence, et les entreprises de moindre envergure l'ont bien compris. Dès lors, il ne leur reste qu'une option : répondre à l'appel de Pentland et de Lanier, et contrecarrer Google en exigeant que les données appartiennent par défaut aux utilisateurs, ou que ces derniers touchent au moins une  part des bénéfices.
Tandis que les Etats s'efforcent de gagner du temps par le haut, les start-up de la Silicon Valley, elles, proposent des solutions pour gagner du temps par le bas. Elles placent ainsi une foi inébranlable dans des services comme Uber (des particuliers convertissent leur voiture en taxi) et Airbnb (et leur appartement en hôtel), censés transformer des biens analogiques ringards en source de profits numériques et branchés. Objectif : assurer un complément de revenus à leur propriétaire. Comme l'explique M. Brian Chesky, le président-directeur général d'Airbnb, "le chômage et les inégalités sont au plus haut, mais nous sommes assis sur une mine d'or (...). Nous avons appris à créer nos propres contenus, mais nous pouvons désormais tous créer nos propres contenus, mais nous pouvons désormais tous créer notre propre emploi et, pourquoi pas, notre propre secteur d'activité".
Fidèle à son habitude, la Silicon Valley débobine ici la rhétorique communautaire de la contre-culture pour présenter Uber ou Airbnb comme les piliers de la nouvelle "économie de partage", horizon utopique rêvé par les anarchistes autant que par les libertariens, où désormais les individus traiteraient directement les uns avec les autres en court-circuitant les intermédiaires. Plus prosaïquement, il s'agit de remplacer des intermédiaires analogiques, comme des sociétés de taxis, par des intermédiaires numériques, comme Uber, entreprise financée par les anarchistes notoires de Goldman Sachs.
Les défenseurs de ce nouveau modèle justifient une telle précarité par des arguments dignes du théoricien libéral Friedrich Hayek. Les mécanismes autorégulateurs (c'est le marché qui atteste la qualité du chauffeur ou de l'hôte) étant plus efficaces que les lois, autant se débarrasser de lois. "Lorsque nous aurons construit des systèmes véritablement autocorrecteurs, assure le célèbre investisseur en capital-risque Fred Wilson, nous n'aurons plus besoin de régulateurs". Il suffit pour cela de saturer la société de boucles de rétroaction, c'est-à-dire d'évaluations qualitatives fournies en continu par les acteurs du marché : les avis et les commentaires des utilisateurs.
La numérisation de la vie quotidienne combinée à l'avidité déchaînée par la financiarisation laisse présager la transformation de toute chose - notre génome comme notre chambre à coucher - en bien productif. Pionnière de la "génomique personnalisée", Mme Esther Dyson, actionnaire principale de la société 23andMe, compare sa société à un "distributeur automatique qui vous donne accès aux richesses enfouies dans vos gènes". Voilà donc l'avenir que nous promet la Silicon Valley : un nombre suffisant de capteurs connectés à Internet changera nos vies en distributeurs géants de billets.
Tôt ou tard, on percevra les réfractaires au salut par "l'économie de partage" comme des saboteurs de l'économie, et la rétention de données comme un gaspillage injustifiable de ressources susceptibles de contribuer à la croissance. Ne pas "partager" sera aussi honteux que de refuser de travailler, d'économiser ou de rembourser ses dettes, la morale recouvrant là encore d'un vernis de légitimité une forme d'exploitation.
Il n'est guère surprenant que les catégories sociales écrasées par le fardeau de l'austérité commencent à convertir leur cuisine en restaurant, leur voiture en taxi et leurs données personnelles en actif financier. Que peuvent-elles faire d'autre? Pour la Silicon Valley, nous assistons là au triomphe de l'esprit d'entreprise, grâce au développement spontané d'une technologie détachée de tout contexte historique, et notamment de la crise financière. En réalité, ce désir d'entreprendre est aussi joyeux que celui des désespérés du monde entier qui, pour payer leur loyer, en viennent à se prostituer ou à vendre des organes. Les Etats tentent parfois d'endiguer ces dérives, mais il leur faut équilibrer le budget. Alors, autant laisser Uber et Airbnb exploiter la "mine d'or" comme bon leur semble. Cette attitude conciliante présente le double avantage d'augmenter les rentrées fiscales et d'aider les citoyens ordinaires à boucler leurs fins de mois.
Evgeny Morozov
"De l'utopie numérique au choc social"
Le Monde Diplomatique
Août 2014, p. 12