mardi 29 octobre 2013

Révolutions arabes : L'addition

Selon une étude de la banque HSBC, le Printemps arabe aura induit pour les économies des pays du Maghreb et du Moyen-Orient une perte de 800 milliards de dollars (580,7 milliards d'euros) à l'horizon 2014. A la fin de l'année prochaine, la progression du PIB des sept pays les plus touchés - Egypte, Tunisie, Libye, Syrie, Jordanie, Liban et Bahreïn - sera inférieure de 35% à ce qu'elle aurait été sans les soulèvements de 2011. En cause, l'insécurité, le recul de l'Etat de droit et la baisse des recettes fiscales liée à la déliquescence de l'Etat. Selon les projections de HSBC, le taux de croissance moyen pour 2013 ne sera que de 4% contre 4,9% en 2011. Si les pays du Golfe s'en sortent nettement mieux grâce à la flambée du baril, leur dépendance à l'or noir s'en est trouvée aggravée, d'autant qu'ils ont largement puisé dans cette manne pour acheter la paix sociale et prévenir tout mouvement de contestation.
Jeune Afrique
N° 2755-2756
Du 27 Octobre au 9 novembre 2013

lundi 21 octobre 2013

François de Closets : « La France va à la rupture »

La crise ultime vers laquelle nous nous dirigeons pourrait être un mal nécessaire pour que le pays accepte de s’en remettre à un gouvernement de salut public
 François de Closets, essayiste
 François de Closets ne se lasse pas de jouer les Cassandre dans son dernier essai Maintenant ou jamais ! Il est persuadé que notre pays n’évitera pas la faillite. Comme en 1940 ou en 1958 ! Le détonateur viendra des créanciers de la France qui exigeront un jour prochain des taux d’intérêt plus élevés pour lui prêter de l’argent. Ce qui placera le pays illico en cessation de paiments et sous la coupe des gendarmes internationaux.
La situation sera alors tellement catastrophique que la classe politique – gauche et droite confondues – remettra les clés du pouvoir à un gouvernement de salut public composé de personnalités au-dessus des partis. Un scénario que François de Closets entrevoit sous un jour favorable. “Les Français ont besoin de voir que l’on peut faire de la politique autrement. Un gouvernement de salut public pourrait remettre le pays sur ses rails en deux ou trois ans”, parie-t-il. Une chance – la dernière ? – pour la France.
Le déclin de la France est une évidence. Dans les années 70, notre pays était le plus dynamique d’Europe et ses finances étaient solides. Aujourd’hui tous les indicateurs sont en alerte rouge : 2 000 milliards d’euros de dette, 80 milliards de déficit public, 70 milliards de déficit commercial. Mais ce déclin est assez confortable car tout se détériore année après année sans drame apparent. Le problème est qu’au bout de la pente, il y a inéluctablement le précipice. C’est ce qu’on appelle en comptabilité l’échéance de la cessation de paiement. Or, ma conviction est que depuis deux ans nous sommes arrivés tout près de ce point de rupture. La France vit dans un colossal déni de réalité. Elle a donné congé à la comptabilité. Or quand on chasse le comptable, on se donne l’illusion de pouvoir tout faire, y compris de la cavalerie jusqu’au jour où la réalité finit par s’imposer parce que les déficits sont intolérables et qu’il faut resserrer les boulons.
Une économie de guerre
Le gouvernement augmente les impôts mais nie tant qu’il peut cette évidence en mettant en avant une “pause fiscale” à laquelle personne ne croit. Le résultat est une nouvelle perte de crédibilité de la parole politique. Il faudrait un discours de mobilisation. La France est menacée, toute autant que si elle était en guerre, puisqu’elle est menacée de faillite. Une faillite, c’est la désagrégation épouvantable d’une société et c’est cette perspective qui menace la France aujourd’hui. Il faut expliquer que le pays en grand danger, annoncer les efforts et indiquer comment ces mesures vont sauver le pays. Or aujourd’hui tout est fait pour cacher la réalité à la population. Au lieu du nécessaire discours churchillien, l’exécutif met en oeuvre la méthode Queuille selon laquelle il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne puisse résoudre. François Hollande emmène les Français à un pique-nique en leur disant de ne pas paniquer alors qu’ils se rendent en réalité sur un champ de bataille. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les Français rechignent devant les efforts. On voudrait redresser le pays sans que les Français s’en rendent compte, à l’image de cette soi-disant réforme des retraites. Ce n’est pas possible.
Le contre-exemple des retraites
La dernière réforme des retraites est le prototype de la réforme Hollande, dont le premier objectif est d’être annoncé et de ne provoquer aucun remous social. Cette fois, le Président a dit que parce qu’on vit beaucoup plus longtemps, il faut travailler un peu plus longtemps. Quelle révélation ! Et le comble est que ce truisme a fait figure d’événement.Habituellement, la simple annonce d’une réforme est suffisante pour faire descendre dans la rue des cortèges. Or cette fois-ci, rien de tel. Normal : il n’y a eu aucune réforme. Tout le monde sait que les problèmes ne sont pas résolus, et que les déficits abyssaux vont réapparaître dans deux ans. Mais le mal est fait car une fois de plus, les Français sont convaincus qu’ils peuvent s’en sortir sans fournir d’efforts. Cela me rappelle le sketch de Francis Blanche : “Pouvez-vous le faire ?”, “Oui, je peux le faire” “Il peut le faire, bravo !”.
L’étreinte des créanciers
Le problème financier de la France est un problème international, puisque deux tiers de notre dette sont détenus par l’étranger, et que c’est auprès des marchés internationaux que nous trouvons les 200 milliards dont nous avons besoin chaque année. A tout moment, nos créanciers internationaux peuvent – comme à tous les surendettés – nous imposer leur loi. Nous n’avons pas cessé de biaiser de toutes les façons possibles pour échapper aux contraintes que nous imposeront très normalement nos créanciers internationaux. Mais le jeu se resserre. Alors que François Hollande avait promis juré qu’il ramenèrait le déficit à 3 % du PIB, le chiffre dépasse les 4 % en violation avec les engagements de Maastricht et ceux du pacte budgétaire. Certes, la Commission européenne nous a accordé un délai de deux ans mais ce répit a été assorti de la demande expresse d’engager les réformes structurelles.
Et la Commission s’est montrée très précise par exemple sur les retraites en privilégiant la piste du rallongement de la vie active, de la révision des régimes spéciaux et des retraites de la fonction publique plutôt que l’augmentation des prélèvements. Or qu’avons-nous fait en retour ? Cette pseudo-réforme qui n’est pas à la hauteur. De même, nous apparaissons incapables de tenir nos engagements de stabiliser les dépenses publiques. Les impôts ont augmenté de 60 milliards d’euros mais le déficit n’a été réduit que de 20 milliards d’euros. Cherchez l’erreur.Nous mesurons notre effort non pas en valeurs absolues mais par rapport au résultat des tendances antérieures. Un peu comme si un obèse qui augmente son poids de 10 kilogrammes tous les ans annonçait avoir perdu 5 kg après n’avoir grossi que de 5 kg seulement.
L’idiote gestion des dépenses publiques
Pour restreindre la progression des dépenses ministérielles, l’Etat procède par compression générale aveugle des budgets. C’est de cette manière idiote que Nicolas Sarkozy avait décrété qu’un fonctionnaire sur deux ne serait pas remplacé dans toutes les administrations. Cette méthode ne permettra pas d’aller très loin. Car ce n’est pas 10 milliards d’économie qu’il faut faire une fois mais tous les ans pendant quatre à cinq années consécutives. Le rabotage n’y suffira pas. C’est toute l’organisation générale de notre secteur public qu’il faut revoir ; y compris les administrations territoriales et l’ensemble des agences publiques. Telle qu’elle est, l’administration publique au sens large coûte 370 milliards. C’est seulement si nous la changeons radicalement que nous pourrons ramener les dépenses à un niveau comparable aux autres Etats. Mais on n’en prend pas le chemin. François Hollande a renoncé à réformer le millefeuille territorial pour ne pas se mettre à dos sa clientèle électorale et les élus de son parti. Non seulement on ne supprimera pas les départements, mais au contraire, on en rajoute un niveau avec les métropoles !
De l’inéluctabilité de la crise
Ce qui est frappant, c’est l’incapacité absolue de ce pays de prévoir, de s’adapter, de se gouverner, parce que gouverner, c’est prévoir. Et il résulte de cette incapacité que ce pays va à la rupture. Dans les années 30, chacun voyait qu’on allait à la catastrophe. Eh bien on est allé à la catastrophe jusqu’au bout. Plus tard, sous la IVe République, tout le monde voyait que ce système était incapable de résoudre les problèmes coloniaux, de maîtriser les finances publiques…
Il a fallu que nous soyons au bord de la guerre civile en 1958 pour que le système s’effondre, et que l’on fasse autre chose…1940-1958 nous sommes dans le même schéma. Nous allons connaître une crise qui va provoquer l’effondrement de notre Ve République dans son stade actuel. Je n’imagine ni la date, ni les circonstances parce que je ne suis pas devin mais ce que je sais avec certitude c’est que nos créanciers nous feront savoir, un jour ou l’autre, qu’ils ne sont plus disposés à nous prêter de l’argent sans augmenter leur taux. Entre 1990 et 2006, la France a emprunté à un taux de l’ordre de 5 %. Or ce taux est tombé exceptionellement à 2,5 % depuis. Le simple relèvement des taux d’intérêt à leur niveau jugé normal sur longue période mettrait la France dans une situation impossible.
Deux points et demi de hausse de taux d’intérêt, c’est à terme un alourdissement de plus de 30 milliards de la charge de la dette. Nous serons au bord du gouffre. Incapable de se financer, la France subira alors inéluctablement le diktat de la communauté internationale et devra mettre en oeuvre un mémorandum de mesures douloureuses comme celui imposé par la Troïka à la Grèce et au Portugal.
La classe politique au pied du mur
A ce moment-là, je pense que ni la droite, ni la gauche ne se bousculeront pour appliquer ce programme. Tous les Français auront la peur au ventre de ne plus pouvoir retirer leur argent des banques ; les fonctionnaires seront menacés d’une brutale diminution de leur traitement ; et les retraités ne sauront pas si leur retraite sera versée. La situation sera alors vraiment dramatique.
A partir de là, je veux croire que la classe politique gouvernementale, constatant son impuissance et son incapacité à agir, se dira qu’elle ne peut plus gouverner directement. Et qu’elle usera de sa légitimité pour déléguer le pouvoir à une structure qui ne sera ni de gauche, ni de droite, ni du centre. Cette dévolution peut être, je crois, une chance – la dernière ? – pour la France. D’où vient l’incapacité de la France à se gouverner ? Dans tous les pays démocratiques, il y a une majorité et une opposition qui alternent au pouvoir. Mais il n’y a qu’en France, où l’on a transformé ce fonctionnement démocratique en une sorte de guerre de religions et où deux camps s’affrontent de façon irréductible. Ainsi assiste-t-on à une guerre civile permanente dans laquelle la conquête du pouvoir l’emporte de très loin sur l’intérêt du pays. Comme l’avait déjà noté Raymond Aron, il y a 50 ans, la France est un pays hémiplégique dans lequel l’alternance consiste à faire passer la paralysie du côté gauche au côté droit, et réciproquement.
L’expérience italienne
Comment imaginer que le PS et l’UMP s’entendent pour nommer un gouvernement apolitique ? Aujourd’hui, un tel accord à froid est, il est vrai, impossible. Une telle solution n’est envisageable que s’il y a un préalable. Et ce préalable, c’est la crise ultime ! Elle ouvrira la voie à un gouvernement de salut public apolitique, composé de personnalités ayant le soutien de la gauche et de la droite. Comme le gouvernement de Mario Monti en Italie. Certes cette expérience a tourné court assez vite après avoir remarquablement bien fonctionné dans un premier temps. Mais les Italiens ont au moins trois handicaps que nous n’avons pas. Le première c’est Berlusconi. Ils l’ont à l’intérieur de leur majorité alors que chez nous le Front national est en dehors. Dès que Mario Monti a commencé à obtenir des résultats, le parti de Berlusconi l’a flingué, c’était perdu d’avance. Ensuite, l’Italie a une Constitution débile tandis que nous avons une grande Constitution. Il y a en France un chef de l’Etat qui dispose d’un pouvoir très réel. Enfin, la classe politique française est malgré tout de meilleure qualité que la classe politique italienne qui est vraiment épouvantable.
Un gouvernement de salut public
Un tel gouvernement de salut public naîtra principalement de la peur – la peur de l’effondrement financier du pays, la peur du déferlement du Front national – car la peur est chez les hommes le commencement de la sagesse. Mais tant que nous ne sommes pas dans la situation de danger extrême que j’ai décrite, ce type de scénario n’apparaît pas crédible. Nous ne sommes pas capables – nous ne voulons pas penser – une France qui serait dans la situation où s’est retrouvée la Grèce, et dans une situation pire que celle dans laquelle se trouve le Portugal ou l’Espagne, parce que le peuple français est beaucoup plus difficile à gouverner que le peuple espagnol ou le peuple portugais. Mais il faut penser à cette situation. Il faut la penser maintenant, parce que quand cela arrivera, les événements se précipiteront. Et la période sera d’une telle intensité que des évolutions, inimaginables aujourd’hui, deviendront possibles.
Les Francais tomberont certes de très haut. Mais cela peut ouvrir la voie au sursaut puisque le gouvernement sera composé de personnalités qui n’auront pas à se soucier d’être réélus et qui ne penseront qu’à l’intérêt du pays. Les Français ont besoin de cette leçon de civisme et de voir que l’on peut faire de la politique autrement. Un gouvernement de salut public peut remettre le pays sur ses rails en deux ou trois ans. Une austérité crédible et intelligente, qui évidemment ne ferait pas porter l’effort sur les dépenses d’avenir, qui saurait mettre l’argent là où il faut et desserrer les contraintes et qui n’hésiterait pas à frapper plus durement la rente est la seule voie possible pour restaurer la confiance et recréer la croissance.
La responsabilité des économistes
Je pourrais citer des milliers de pages d’économistes expliquant que les dettes de l’Etat ne sont pas un problème, que de toute façon, on ne les paie pas, qu’il faut miser sur une politique budgétaire dynamique pour renforcer. Ce qui m’est particulièrement insupportable, c’est de voir ces mêmes économistes, qui ont été les apôtres du surendettement, venir aujourd’hui dénoncer les risques de l’austérité, laquelle austérité est évidemment la conséquence du surendettement. C’est-à-dire que ce sont les incendiaires qui viennent faire la leçon aux pompiers accusés de provoquer des dégâts des eaux en éteignant les feux.
Quelle impudence ! Et le pire est qu’ils continuent à faire croire aux Français que nous vivons une austérité terrible, alors que les dépenses n’ont pas encore diminué et qu’il faudrait faire une relance, alors que la France est à 4 % – le montant de nos déficits récurrents – de relance, c’est-à-dire que la France est dans une relance deux fois plus forte qu’en 1981. C’est dire à quel point aujourd’hui, l’économie est une science pervertie qui conduit le pays au gouffre.

 
Bio express 
Prophète en son pays C’est hors du champ académique mais en homme de médias que François de Closets ne cesse depuis quarante ans de pourfendre les maux de la société française en appuyant où ça fait mal à chaque fois dans ses essais. Il récidive cette fois en pointant dans Maintenant ou jamais (éditions Fayard) les risques économiques et politiques liés à la dette publique.
Par Philippe Plassart
Le Nouvel Economiste
« Le journal du vendredi » semaine du 18 octobre 2013

Entre Turquie et Europe : la grande dérive

Prise à revers par les révolutions arabes, la crise syrienne et le dégel des relations irano-américaines, la Turquie a vraisemblablement plus besoin de l'Europe qu'elle ne veut l'admettre aujourd'hui. 

Par Dominique Moïsi

Entre Turquie et Europe : la grande dérive

 

L'Europe s'éloigne de jour en jour de la Turquie », déclarait, la semaine dernière, le ministre turc chargé des Relations avec l'Union européenne, Egemen Bagis. Mais la Turquie ne s'est-elle pas également éloignée de l'Europe ces dernières années, un peu par déception, un peu par défi, un peu par calcul ? « Puisque vous ne voulez pas de moi, je peux vous le dire, je ne veux pas vraiment de vous ! »
En cet automne 2013, près de trois ans après le début des « révolutions arabes », la Turquie est plus à la recherche d'elle-même que de l'Europe, même si elle a plus besoin de l'Europe qu'elle n'est prête à l'admettre. Qu'est-ce que la Turquie aujourd'hui, quelles sont ses valeurs, quels peuvent être son projet et son avenir dans un environnement régional en pleine transformation ? Le printemps arabe devait consacrer le grand retour de la Turquie, comme géant économique, comme modèle démocratique et comme acteur stratégique incontournable dans l'ensemble de la région. Une nation courageuse et fière, issue d'un grand empire, fournissait au monde la preuve qu'Islam et démocratie, Islam et modernité étaient parfaitement compatibles. Des pays arabes comme l'Egypte ne pouvaient que se tourner vers le modèle turc. Certes, il y avait des réticences du côté des Egyptiens à l'encontre de ces « Ottomans » qui les avaient dominés. Et, du côté turc, il existait comme un résidu de complexe de supériorité à l'égard du monde arabe : « Que peut-on vraiment attendre de ces explosions, sinon de la confusion et de la violence ? » se disait-on à Istanbul.
Pourtant, après l'effondrement de l'URSS - qui avait réveillé les ambitions néo-ottomanes d'Ankara dans le Caucase et l'Asie centrale -, c'était le processus révolutionnaire au Moyen et au Proche-Orient qui semblait offrir comme un parfum de revanche aux héritiers (orphelins) de l'empire, qui ne se sont toujours pas réconciliés avec sa dissolution, il y a presque un siècle de cela. L'Europe peureuse et poussive ne voulait pas de la Turquie : qu'importe, l'accélération de l'histoire lui offrait des alternatives plus glorieuses. Si, vue de Bruxelles ou de Paris, la Turquie était trop « orientale » et trop « religieuse », vue du Caire ou de Tunis, elle allait être un pont musulman vers l'Occident libéral et l'Asie de la croissance économique. De plus, la Turquie n'avait-elle pas en main des cartes spécifiques qu'elle allait pouvoir pleinement utiliser, à travers sa politique de bon voisinage avec deux de ses voisins et rivaux particulièrement difficiles, l'Iran et la Syrie, sans parler de l'Egypte du président Morsi ?
Hélas pour la Turquie, rien ne s'est passé comme l'espéraient ses dirigeants et ses élites. La révolution arabe a plutôt agi comme un révélateur, au sens chimique du terme, des faiblesses et des contradictions turques, elles-mêmes aggravées dernièrement par la politique, sinon la personnalité de Recep Tayyip Erdogan. Il y a un coût à jouer avec le nationalisme turc d'un côté et l'Islam de l'autre. On recueille ce que l'on sème. Il y a aussi un prix à payer pour la montée de l'autoritarisme. Au printemps 2013, les manifestations de la place Taksim rappelaient sans doute davantage le climat de « La Révolution introuvable » de Mai 68 en France - pour reprendre le titre de l'essai de Raymond Aron - ou la contestation de la jeunesse brésilienne que les phénomènes proprement révolutionnaires de la place Tahrir au Caire.
Mais ce qui unit les Turcs aujourd'hui est moins la fierté et l'espoir de l'extension de leur influence que la peur de l'éclatement et de la désintégration de leur nation. Le problème kurde les obsède d'autant plus qu'ils ont le sentiment d'avoir perdu la main sur deux dossiers essentiels, celui de la Syrie et celui de l'Iran. Au cours des derniers mois, Ankara avait adopté une position toujours plus dure à l'encontre du régime de Bachar Al Assad. La Turquie d'Erdogan ne voyait pas d'autre scénario que celui de la chute du régime. L'accord passé entre Moscou et Washington est, de ce point de vue, une très mauvaise nouvelle. Pour prix de la destruction de ses armes chimiques, le régime ne s'est-il pas sauvé ? A quoi bon faire la cour au monde occidental, reprendre un dialogue presque normal avec Israël, si pour seule récompense Ankara a le sentiment d'être abandonné par Washington ?
De la même manière, la modération nouvelle dont semble faire preuve l'Iran du président Rohani, et les progrès qui sont peut-être en train de s'accomplir sur le dossier du nucléaire, donnent à la Turquie un sentiment frustrant d'inutilité, sinon d'isolement. A quoi bon se percevoir et être perçu comme un acteur stratégique incontournable dans la région si c'est pour se retrouver presque marginalisé ?
Alors que la croissance économique se réduit comme peau de chagrin, que le régime se durcit et que l'influence diplomatique d'Ankara se révèle décevante, les Turcs se demandent ce qui leur est arrivé. Loin de se livrer à un examen de conscience positif et modéré, ils ont trop souvent tendance, hélas, à se réfugier dans un nationalisme d'autant plus sourcilleux qu'il traduit une absence de confiance en soi toujours plus grande. Comment dépasser des illusions perdues, c'est tout le problème de la Turquie aujourd'hui. Et si la Turquie avait plus besoin de l'Europe qu'elle n'était prête à l'admettre ? La réponse aux dilemmes de la Turquie en Orient se trouve peut-être en fin de compte en Occident.
Dominique Moïsi, professeur au King's College de Londres, est conseiller spécial à l'Ifri.
 Les Echos
http://www.lesechos.fr/opinions/chroniques/0203076575998-entre-turquie-et-europe-la-grande-derive-620130.php  

Le coup d’éclat mondial de Ryadh

Le refus de l’Arabie Saoudite d’occuper le poste de membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU qui lui a été décerné est doublement étonnant. D’abord, parce que ce refus constitue une première dans l’histoire de l’Organisation internationale ; ensuite, parce que l’Arabie Saoudite a déployé auparavant un lobbying et un effort diplomatique intenses en vue de figurer parmi les cinq pays que l’Assemblée générale de l’ONU élit pour occuper pendant deux ans les postes de membres non permanents au Conseil de sécurité. Mais aussitôt élue, elle décline le poste.
Le but de la manœuvre saoudienne, si  l’on peut dire, est clair : provoquer un coup d’éclat à un niveau mondial pour attirer l’attention sur la question syrienne, tout en mettant en avant bien évidemment le point de vue de Ryadh concernant à la fois la situation sur le terrain en Syrie et la solution à cette terrifiante guerre civile.
La situation en Syrie est donc derrière le coup d’éclat de l’Arabie Saoudite et la preuve est contenue dans le communiqué publié par Ryadh pour justifier sa décision sans précédent. On lit notamment dans le communiqué officiel du ministère saoudien des Affaires étrangères : « Permettre au régime syrien de tuer son peuple et de le brûler avec des armes chimiques devant le monde entier et sans aucune dissuasion ni punition est la preuve évidente de l’incapacité du Conseil de sécurité d’accomplir ses devoirs et d’assumer ses responsabilités. »
Il est tout de même étrange que l’Arabie Saoudite ait éprouvé l’intense besoin de faire un tel coup d’éclat à l’échelle mondiale pour promouvoir son agenda politique syrien et n’ait jamais pensé à en faire autant pour dénoncer l’occupation par Israël des terres palestiniennes qui dure depuis près d’un demi-siècle ! Pourtant, à ce niveau, «l’incapacité du Conseil de sécurité d’accomplir ses devoirs et d’assumer ses responsabilités » est autrement plus grande, spectaculaire même.
Cela dit, la décision saoudienne de ne pas occuper son poste de membre non permanent au Conseil de sécurité devrait remettre à l’ordre du jour le vieux débat concernant l’élargissement de la haute instance internationale par de nouveaux membres permanents. Cette vieille revendication a des arguments solides qui militent en sa faveur, et en premier lieu le fait que le rapport de force qui avait donné naissance à la structure et à l’organisation actuelles de l’ONU est aujourd’hui anachronique.
A cela s’ajoutent les revendications légitimes de pays comme le Japon, l’Allemagne, l’Inde, l’Afrique du Sud ou encore le Brésil, pour ne citer que ceux-là. N’est-ce pas absurde que le monde musulman qui compte un milliard et demi d’habitants et l’Inde qui n’est pas loin du milliard n’aient aucun poste de membre permanent et donc aucune influence au sein de la plus haute instance internationale dont les décisions, notamment celles prises sous le chapitre VII, peuvent affecter la vie de dizaines et même de centaines de millions d’êtres humains.
L’exemple saoudien, dont la motivation n’a rien à voir avec la nature de la composition du Conseil de sécurité, pourrait justement ouvrir la voie à d’autres coups d’éclat d’envergure mondiale pour secouer l’inertie d’une instance qui a un besoin urgent de sang nouveau et d’un dynamisme exceptionnel de nature à l’aider à relever les défis internationaux, eux aussi exceptionnels, de par les troubles de dimension planétaire  qui caractérisent ce début de millénaire.
                                                                                                    La Presse du lundi 21/10/2013 (Editorial)

jeudi 17 octobre 2013

Allô, l’Afrique ?

Le téléphone fixe ne s’est jamais imposé sur le continent mais les mobiles, eux, dessinent une nouvelle carte.
 
COURRIER INTERNATIONAL. Ce cartogramme consacré au téléphone mobile en Afrique a été conçu et réalisé par notre cartographe, Thierry Gauthé. Selon la Banque mondiale, entre 2000 et 2012, le nombre d’abonnements au téléphone mobile est passé sur le continent africain de 137 millions à presque 650 millions – c’est plus qu’aux Etats-Unis ou en Europe. Les mobiles, qui servent de terminaux bancaires ou Internet, sont un outil majeur de développement économique et agricole.

Voir cette infographie en plus grand

dimanche 6 octobre 2013

كونوا واقعيّين أطلبوا المستحيل

إنّنا نعيش الرهبة من الفوضى و بلبلة الأفكار و تغيير العقائد والإيديولوجيّات فكلكل القمع و منع المجتمع من التعبير عن تناقضاته على نحو مدنيّ كلكل ضاغط قاهر.
إنّنا نعيش قلقا عميقا من الآتي و ما يخفيه (وإن كان مجلسا تأسيسيّا و حكومة شرعيّة و رئيسا جديدا) فشبح الديكتاتور مازال يحوم على مدينتنا و يعمّر أفئدتنا. إنّنا نعيش تهديدات مختلفة لهويّة تشكّلت تاريخيّا في الضمير الجمعيّ و المخيال فمازلنا واقعين بصور مختلفة تحت صدمة الحداثة المعطوبة الّتي لم تزدها العولمة و سهولة حركة الأفكار و الأوهام و الأخطار إلاّ هزّات ارتداديّة لزلزال هزّ الوجدان هزّا.
ولكن الحاصل أنّنا بقلقنا و رهبتناو أوهامنا عن ذواتنا كمن ينتظر البرابرة الّذين لن يأتوا فنستسهل الحدّ من الحرّيّة : حرّيّة بسط الأفكار المفزعة و الآراء غير المألوفة و القضايا الّتي تبدو لنا محرّمة و المسائل الّتي نتوهّم أنّ القول الفصل فيها قد قيل.
لو فكّر المصلح الزيتونيّ 'الطاهر الحدّاد' في أمر المرأة و الأسرة و المجتمع تفكيرا يراعي الجمهور و الدهماء و التوقيت و الظروف و الأولويّات لاحتفظ بامتيازاته شيخا جليلا يبيع بضاعة مطمئنة مكرّرة لما حفظ من المتون و الحواشي.
و لو فكّر المبدع 'أبو القاسم الشابّي' في الخيال و اللّغة الّتي نقول بها الوجود و الوجدان تفكيرا مشدودا إلى مقرّرات البيان يستعيد ذاكرة البديع و تقاليد القول و عمود الشّعر لما دعا النّاس إلى النّور و "النّور عذب جميل".
و لو فكّر المحامي المثقّف 'الحبيب بورقيبة' في الدولة و العائلة و التربية و التعليم و القضاء الموحّد بمنطق العرف و العادة و ما يقبله الحسّ المشترك لما صنع جيلا قادرا على حفر قبور المستبدّين الجهلة و على تفكيك جهاز الحزب العتيد الّذي بناه، ويا للمفارقة، بورقيبة نفسه.
لقد كانوا واقعيّين جدّا فطلبوا المستحيل الّذي لم يخطر على بال جماهير شعبهم أصلا ضمن جدليّة أصيلة توسّع فضاء قول ما لا يقال ليدخل مجال المفكّر فيه و تصنع أسئلة صادمة حارقة تهدم بقدر ما تبني.
يحقّ للسّياسيّ أن يمارسلعبة الممكن بمرحليّتها و توقيتها و مراعاتها للظّرفيّ و التّكتيكيّ و له أن يرضخ للحسّ المشترك و يتلاعب بالقلوب و العقول في ركونها للثوابت و احتمائها بالهويّة الجامدة.
لكن من واجب المثقّف التّونسيّ الأصيل أن يواصل تقاليد ثقافته التّحديثيّة صانعة الأسئلة الجديدة في ضرب من طلب المستحيل الّذي يوسّع هامش الحرّيّة و يقلّص من متن المحرّم و الممنوع.
يبدو لي أنّ الواقع و الممكن و الضروريّ و الظرفيّ مفردات من معجم السياسيّين تنتهي بهم إلى الحدّ من الحرّيّة باسم "المسؤوليّة الوطنيّة" مثلا أو "المصلحة العامّة" أو "هويّة البلاد و العباد".
 إنّها لخيبة واضحة قاتلة أن يقتفي المثقّف الأصيل  خطى السياسيّين فلا يتحصّن بالإرادة القويّة ضدّ الواقع البائس وبالخيال الخلاّق ضدّ الممكن الكاذب و بالرّغبة الجامحة ضدّ الضرورة القاسية و بمطلق الحرّيّة ضدّ الظرفيّ التكتيكيّ العابر
د. شكري مبخوت
المغرب، العدد 50،
الجمعة 21 أكتوبر 2011
ص. 20-21