Chapitre
premier : Les cinq mystères du
capital :
Le mystère des
informations manquantes
Le mystère du
capital
Le mystère de la
conscience politique
Les leçons manquantes
de l’histoire américaine
Le mystère de
l’échec de la loi : Pourquoi le droit de la propriété ne fonctionne pas en
dehors de l’Occident
Chapitre
2 : Le mystère des informations
manquantes :
Au
fil des années, l’économie est devenue de plus en plus abstraite et déconnectée
des évènements du monde réel. Les économistes, dans leur ensemble, n’étudient
pas le fonctionnement du système économique existant : ils théorisent à
son sujet. Comme le disait un jour l’économiste ‘Ely Devons’, « si
les économistes voulaient savoir ce qu’est un cheval, au lieu de sortir
observer des chevaux, ils resteraient assis dans leur bureau et se
demandaient : ‘Que ferais-je si j’étais un cheval ?’ »
Ronald H. Coase, The Task of the Society
Révolution
surprise
Les obstacles à
la légalité
Le secteur sous
capitalisé
Il suffit d’ouvrir la
fenêtre ou de prendre le taxi entre hôtel et aéroport pour avoir les logements
de fortune concentrés dans les villes, les armées de vendeurs qui colportent
des marchandises dans les rues, les ateliers grouillants derrière les portes de
garage, les autobus cabossés sillonnant les rues sales. L’extralégalité est
parfois considérée comme un problème « marginal », similaire au
marché noir dans les pays développés, à la pauvreté ou au chômage. On se représente
classiquement le monde extralégal comme un endroit peuplé de gangsters, de
gibiers de potence qui n’intéressent que la police, les sociologues et les
missionnaires.
En fait, c’est la
légalité qui est marginale : l’extralégalité est devenue la norme. Les
pauvres ont déjà pris le contrôle de grandes quantités de biens immobiliers et
productions. Les organisations internationales, qui envoient leurs experts
rencontrer les représentants du « secteur privé » dans les tours de
verre des quartiers élégants, ne communiquent qu’avec une partie du monde
entrepreneurial. Les puissances économiques montantes du tiers monde et des
ex-pays communistes sont les éboueurs, les fabricants d’appareils électriques
et les bâtisseurs illégaux, dans les rues, bien plus bas. Le seul vrai choix
pour les gouvernants de ces pays, c’est de savoir s’ils vont intégrer ces
ressources dans un cadre organisé et cohérent, ou bien s’ils vont continuer à
vivre dans l’anarchie. (pp.38-39)
Quelle quantité
de capital mort ?
Combien vaut le
capital mort ?
Des hectares de
diamants
Chapitre 3 :
Le mystère du capital :
Des indices venus
du passé (de Smith à Marx)
L’énergie
potentielle contenue dans les biens
Le processus de
conversion caché en Occident :
· Premier
effet de la propriété : Fixer
le potentiel économique des biens : Le régime juridique de propriété
a apporté aux pays occidentaux développés la clef du développement
moderne ; il a donné à leurs citoyens les moyens de découvrir très
facilement et au jour le jour les qualités potentiellement les plus productives
des ressources dont ils disposent. Comme Aristote l’a découvert il y a plus de
deux mille ans, ce qu’on peut faire avec des objets s’accroît indéfiniment
quand on concentre sa réflexion sur leur potentiel. En apprenant à fixer le
potentiel économique de leurs biens grâce à des registres de propriété, les
Occidentaux se sont donné les moyens d’explorer rapidement les aspects les plus
productifs de leurs avoirs. La propriété formelle est devenue un escalier menant
au royaume conceptuel où la signification économique des choses devient
connaissable et où le capital naît. (p. 64)
· Deuxième
effet de la propriété : Intégrer
dans un même système des informations jusque-là dispersées
· Troisième
effet de la propriété : Établir
les responsabilités de chacun
· Quatrième
effet de la propriété : Rendre
les biens fongibles : En Occident, la description standardisée des
propriétés sert aussi à faciliter leur réunion. Les règles formelles de
propriété requièrent que les biens soient décrits et caractérisés de manière à
faire apparaître non seulement leur singularité, mais aussi leurs ressemblances
avec d’autres biens, ce qui rend donc les regroupements potentiels plus
évidents. Grâce à des enregistrements standardisés, on peut déterminer (compte
tenu des zonages d’urbanisme, de l’identité et de l’activité des voisins,
de la taille des immeubles, de la possibilité de les réunir, etc.) comment
exploiter de manière plus profitable un bien immobilier donné, pour en faire des
bureaux, des chambres d’hôtel, une librairie ou un club de squash avec sauna.
Les représentations permettent de diviser les biens sans y toucher. Un bien tel
qu’une usine, même s’il constitue une entité indivisible dans le monde réel,
pourra être subdivisé en un nombre quelconque de portions dans l’univers
conceptuel de la représentation de propriété formelle. Les citoyens des pays
développés ont ainsi la possibilité de partager la plupart de leurs biens entre
des valeurs mobilières, qui appartiendront éventuellement à des personnes
différentes, ayant des droits différents, en vue d’assurer des fonctions
différentes. Grâce à la propriété formelle, une usine peut être détenue par
d’innombrables investisseurs, et ceux-ci peuvent se défaire de leur propriété
sans que l’intégrité du bien matériel en soit affectée.
De
même, dans les pays développés, le fils d’un agriculteur qui désire suivre les
traces de son père peut conserver l’exploitation en la rachetant à ses frères
et sœurs qui ont choisi d’autres voies. Dans beaucoup de pays en voie de
développement, les paysans n’ont pas cette possibilité : ils doivent
subdiviser leurs terres à chaque génération, jusqu’au moment où chaque parcelle
sera trop petite pour être exploitée avec profit, les héritiers n’ayant alors
d’autre choix que de voler ou de mourir de faim.
Les
représentations formelles de la propriété peuvent aussi servir à figurer les
biens matériels dans des simulations théoriques à l’aide desquelles
propriétaires et entrepreneurs exploreront des utilisations plus profitables de
leurs biens- à l’instar de militaires qui déplacent sur une carte des figurines
représentant leurs troupes et leurs armes pour établir leur stratégie avant une
bataille. Si l’on y réfléchit, ce sont les représentations de la propriété qui permettent
aux entrepreneurs de simuler des stratégies d’affaires en vue de développer
leur entreprise et d’accroître leur capital.
De
plus, tous les documents standards relatifs à la propriété formelle sont
établis de manière à faciliter la mesure des attributs des biens. Sans
descriptions normalisées immédiatement disponibles, quiconque voudrait acheter,
louer ou prendre en gage un bien devrait engager des moyens énormes pour le
comparer et l’évaluer par rapport à d’autres biens. En fournissant des standards,
les régimes de propriété formels de l’Occident ont nettement réduit les coûts
de transaction attachés à la mobilisation et à l’utilisation des biens.
Une
fois que les biens sont entrés dans un régime de propriété formel, ils
confèrent à leur propriétaire un avantage énorme dans la mesure où il est
possible de les diviser ou de les réunir à la manière d’un Meccano. Les
Occidentaux peuvent adapter leurs biens au contexte économique pour parvenir à
des assemblages d’une valeur toujours plus grande, tandis que leurs homologues
du tiers monde restent enfermés dans le monde matériel aux formes rigides et
non fongibles. (pp. 71-73)
· Cinquième
effet de la propriété : Créer
des liens sociaux
· Sixième
effet de la propriété : Protéger
les transactions
Capital et argent :
Une fois que la vaste
machine du capitalisme a été bien en place et que ses maîtres ont été occupés à
créer de la richesse, on a peu ou prou cessé de s’interroger sur sa création.
Comme les habitants d’un delta riche et fertile au bout d’une longue rivière,
les avocats du capitalisme n’ont guère cherché à connaître l’amont d’où
provenait leur prospérité. Rien ne les y incitait. Avec la fin de la guerre
froide, cependant, le capitalisme est devenu la seule solution pour le développement.
Le reste du monde a donc recherché l’aide de l’Occident, qui lui a conseillé
d’imiter les conditions de la vie dans le delta : stabilité monétaire,
marchés ouverts et entreprises privées, c’est-à-dire les objectifs de ce qu’on
a appelé « réformes macroéconomiques et d’ajustement structurel ».
Tout le monde avait oublié que la richesse du delta avait son origine loin en
amont, dans la partie inexplorée du cours de la rivière. Les régimes juridiques
de propriété largement ouverts sont le limon venu d’amont qui permet au capital
moderne de s’épanouir.
C’est là une des
principales raisons de l’inefficacité des réformes macroéconomiques. Imiter le
capitalisme au niveau du delta, en important des franchises McDonald’s ou
Blockbuster, ne suffit pas à créer de la richesse. Le capital est nécessaire,
et il suppose un régime juridique de propriété complexe et puissant que tout le
monde a eu tendance à considérer comme acquis. (pp. 82-83)
La cloche de
verre
Chapitre 4 :
Le mystère de la conscience politique :
Zone d’ombre
n°1 :
La vie hors de la cloche de verre aujourd’hui :
ü La
croissance urbaine
ü La
marche vers les villes
ü Dehors
les pauvres !
ü L’essor
de l’extralégalité
ü L’extralégalité
est destinée à durer
ü Du
déjà-vu
Zone d’ombre
n°2 : La vie hors de la cloche de verre d’autrefois
ü Le
mouvement en direction des villes
ü L’émergence
de l’extralégalité
ü La
rupture de l’ordre ancien :
Le
nombre, la persévérance et la réussite des extralégaux ont commencé à miner les
fondations mêmes de l’ordre mercantiliste. Toutes leurs victoires étaient
remportées en dépit de l’État, te le pouvoir leur apparaissait inévitablement
comme leur ennemi. Dans les pays où l’État stigmatisait et poursuivait les
entrepreneurs extralégaux au lieu de corriger le système pour qu’il absorbe
leur entreprise, non seulement le progrès économique se trouvait retardé, mais
les désordres s’aggravaient, au point de dégénérer en violences. Les
manifestations les plus notoires en ont été les révolutions les plus notoires
en ont été les révolutions française et russe.
Les
pays qui se sont adaptés rapidement, en revanche, sont passés de manière
relativement paisible à l’économie de marché. Dès que l’État avait compris
qu’un secteur extralégal industrieux était socialement, politiquement et
économiquement préférable à la multiplication des migrants sans emploi, il
commençait à retirer son soutien aux corporations. Les candidats à l’entrée
dans les corporations se sont ainsi raréfiés en Angleterre, ce qui a préparé le
terrain pour une modification radicale des modalités de conduite des affaires.
(pp. 123-124)
ü Et
enfin, au bout de trois cents ans
Les
entreprises régulières bridées par les règlementations impropres, les
extralégaux en rébellion ouverte et indignés par leur marginalisation, tout
poussait les hommes politiques à s’adapter aux réalités du terrain. La loi
s’était rigidifiée à peu près aussi vite que les colonies des migrants avaient
encerclé les villes. Et tandis que mendiants, colporteurs et voleurs
envahissaient les rues, tandis que les marchandises fabriquées extralégalement
ou importées en fraude encombraient les marchés, la corruption se généralisait
et la violence ébranlait la société civile.
Au
XIXe siècle et au début du XXe siècle, dans la plupart
des pays européens, la loi a commencé à s’adapter aux besoins des gens
ordinaires, y compris à leurs attentes relatives aux droits de propriété. À
cette époque, les Européens en sont venus à se dire que de petits ajustements ad
hoc ne seraient pas suffisants pour gouverner la révolution industrielle et
l’extralégalité massive. Les hommes politiques ont enfin compris que le
problème ne tenait pas aux gens mais à la loi, qui décourageait les gens et les
empêchait d’être plus productifs.
Bien
que ce tableau de la société précapitaliste et des circonstances de son déclin
se retrouve presque à l’identique dans la plupart des pays européens, le
résultat n’a pas toujours été le même. Les pays qui ont accompli un travail
législatif pour intégrer les entreprises extralégales ont prospéré plus
rapidement que ceux qui résistaient au changement. En facilitant l’accès à la
propriété formelle, en réduisant les obstacles érigés par des régulations
obsolètes et en laissant les arrangements locaux existants influencer
l’élaboration du droit, les hommes politiques européens ont éliminé les
contradictions de leurs systèmes économiques et juridiques, permettant ainsi à
leurs pays d’aller plus loin dans la révolution industrielle.
Le
passé de l’Europe ressemble beaucoup au présent des pays en voie de
développement et des anciens pays communistes. Le problème fondamental de ces
pays n’est pas l’envahissement des villes par les ruraux, l’insuffisance des
services publics, l’amoncellement des ordures, la mendicité des enfants des
rues ni même la confiscation des bénéfices des réformes économiques par une
minorité. Beaucoup de ces difficultés ont existé en Europe (mais aussi aux
États-Unis) et ont en fin de compte été surmontées. Le vrai problème est qu’on
n’a pas encore compris qu’elles représentent un bouleversement complet des
attentes : en affluant dans les villes et en nouant des contrats sociaux
extralégaux, les pauvres imposent une redistribution majeure du pouvoir. Une
fois que les dirigeants des pays en développement et des ex-pays communistes
accepteront ce fait, ils pourront commencer à canaliser la vague au lieu de se
laisser enfermer par elle. (pp. 126-128)
Chapitre 5 : Les leçons
manquantes de l’histoire américaine :
Un parallèle
avec l’histoire des États-Unis
L’adieu au vieux
droit britannique
Le squat,
vieille tradition américaine
Le nouveau
contrat social : les « droits tomahawk »
Feu sur le
shérif
La
« préemption », une novation juridique
Autres obstacles
légaux, autres extralégalités
Anarchie ou
conflit de lois ?
Les efforts des
États-Unis pour soulever la cloche de verre
Les efforts du
gouvernement fédéral pour soulever la cloche de verre
Les efforts
extralégaux pour soulever la cloche de verre :
ü Associations
de requérants
ü Organisations
de mineurs
Leçons pour le
tiers-monde et les ex-pays communistes :
En fin de compte, les
leçons de la transition américaine vers le formalisme ne résident pas dans les
détails techniques, mais dans les modifications des attitudes politiques et
dans les grandes tendances du droit. En adoptant des lois d’intégration des
populations extralégales, les hommes politiques américains ont exprimé une idée
révolutionnaire : les institutions juridiques ne peuvent survivre que si
elles répondent aux besoins sociaux. L’énergie du système juridique américain
lui vient de ce qu’il repose sur l’expérience des Américains de base et de
leurs arrangements extralégaux, en rupture avec les doctrines du droit commun anglais,
peu adaptées aux problèmes propres aux États-Unis. Par un processus long et
ardu d’intégration des droits de propriété extralégaux, les législateurs et les
juristes américains ont créé un nouveau système bien plus propice à une
économie de marché productive et dynamique. Ce processus a constitué une
révolution née des attentes normatives des gens ordinaires, dont le
gouvernement a fait une structure formelle systématisée et professionnelle.
(pp. 184-185)
Chapitre 6 : Le mystère de
la défaillance du droit : Pourquoi le droit de la propriété ne fonctionne
pas hors de l’Occident :
Nos travaux montrent
que, dans la plupart des pays, les impôts payés sont en général compensés par
la disparition des coûts et des nuisances du secteur extralégal. Qu’on soit
dans la cloche de verre ou au-dehors, on paie des impôts. Ce qui fait qu’on
reste au-dehors, c’est le coût relatif de la légalité.
Une autre erreur de
base est l’idée selon laquelle les biens immobiliers ne peuvent être légalement
enregistrés sans avoir été arpentés, cadastrés et enregistrés avec des outils
informatiques de pointe. Là encore, cela n’est au mieux qu’une vérité
partielle. Européens et Américains ont pu enregistrer tous leurs biens
immobiliers des dizaines d’années avant l’invention des ordinateurs et des
systèmes d’information géographiques. […] Aux États-Unis, tout au long du XIXe
siècle, le cadastrage des terrains nouvellement colonisés a eu des années de
retard sur l’attribution des droits de propriété. En examinant les documents
accessibles dans les services d’enregistrement au Japon, j’ai constaté que
certains biens fonciers avaient été enregistrés après la Seconde Guerre
mondiale à l’aide de cartes datant de la période Edo – antérieures de trois ou
quatre siècles à l’invention de la photographie aérienne et du GPS.
Cela ne veut pas dire
que l’informatique et les systèmes d’information géographiques ne soient pas
extrêmement importants dès lors que les pouvoirs publics veulent ouvrir le
régime de propriété aux pauvres. Mais cela montre que la sous-capitalisation
généralisée, les squats informels et les logements illégaux qu’on trouve dans tout
le monde non occidental ne sont certainement pas dus à l’absence de
technologies de traitement de l’information et de cartographie.
La cloche de verre
n’est pas faite d’impôts, de cartes et d’informatique, elle est faite de lois.
Ce qui, dans les pays en voie de développement et les ex-pays communistes,
empêche la plupart des gens d’utiliser les régimes de propriété formels
modernes pour créer du capital, c’est que le système juridico-administratif est
mauvais. À l’intérieur de la cloche de verre se trouvent les élites qui
détiennent des biens dans le cadre d’un droit codifié emprunté à l’Occident. À
l’extérieur de la cloche de verre, là où la plupart des gens vivent,
l’utilisation et la protection des biens sont régies par toutes sortes de
dispositifs extralégaux fermement enracinés dans un consensus informel couvrant
de vastes zones. Ces contrats sociaux locaux expriment une conception
collective de la manière de détenir des choses et des rapports existant entre
les détenteurs de ces choses. Pour créer un contrat social national unique en
matière de propriété, il faut comprendre les processus psychologiques et
sociaux – les croyances, désirs, intentions, coutumes et règles – contenus dans
ces contrats sociaux locaux puis utiliser les outils du droit pour unifier ces
derniers. C’est ce que les pays occidentaux ont fait il n’y a pas si longtemps.
Un point crucial doit
être bien compris : la propriété n’est pas un objet matériel qu’on
pourrait photographier ou représenter sur une carte. Ce n’est pas une qualité
primaire des biens mais l’expression juridique d’un consensus
économiquement significatif à propos des biens. Le droit est
l’instrument qui fixe et matérialise le capital. En Occident, le droit cherche
moins à représenter la réalité matérielle des immeubles ou des biens
immobiliers qu’à fournir un processus ou des règles à l’aide desquels la
société en tirera un surplus de valeur. La propriété n’est pas formée des biens
eux-mêmes mais d’un consensus entre citoyens sur la manière de les détenir, de
les utiliser et de les échanger. Le problème aujourd’hui, pour la plupart des
pays non occidentaux, n’est pas de faire entrer l’ensemble de leurs terrains et
constructions dans une même carte (cela a probablement déjà été fait) mais de
réunir les conventions juridiques officielles formées à l’intérieur de la
cloche de verre et les conventions extralégales formées au-dehors de celle-ci.
(pp.190-192)
Les gouvernements
occidentaux ont réussi à soulever la cloche de verre, mais il leur a fallu pour
cela avancer à tâtons pendant des siècles. Mes collègues et moi avons
synthétisé leurs avancées dans une formule que nous appelons le
« processus de capitalisation ». Nous l’utilisons au service de
gouvernements du monde entier. Il n’entre pas dans les propos de ce livre
d’expliquer les détails, mais les lecteurs qui souhaiteraient obtenir une
description technique du plan entier sont invités à consulter la documentation
non publiée des archives de l’Institute for Liberation and Democracy.
A.
La
stratégie de découverte
A.1
Détecter, localiser et classer les biens extralégaux (capital mort)
ü Établir
des spécifications de recrutement local pour pénétrer le secteur extralégal.
ü Déterminer
les causes de l’accumulation de biens extralégaux de manière à établir des
typologies utilisables.
ü Localiser
les secteurs économiques et les zones géographiques où les activités
extralégales sont les plus présentes
A.2
Quantifier la valeur actuelle et potentielle des biens extralégaux (capital
mort)
ü Mettre
au point des méthodes appropriées pour estimer la valeur des biens extralégaux
à l’aide des informations existantes et des données réunies sur le terrain.
ü Établir
des critères précis qui serviront à réunir et traiter les informations et à
confirmer les résultats.
ü Déterminer
l’importance de la valeur des biens extralégaux.
A.3
Analyser les contrats entre le secteur extralégal et le reste de la société
ü Étudier
les liens pertinents existant entre les pouvoirs publics et les biens
extralégaux.
ü Étudier
les liens pertinents existant entre les entreprises légales et les biens
extralégaux.
ü Trouver
des processus dans lesquels les pouvoirs publics ont déjà traité avec succès
les biens extralégaux.
A.4
Détecter les normes extralégales qui régissent la propriété extralégale
Détecter
et décoder les normes extralégales qui définissent la manière dont les droits
de propriété sont détenus et exercés par les différentes collectivités
extralégales du pays.
A.5
Déterminer les coûts de l’extralégalité pour le pays
ü Les
coûts pour le secteur extralégal.
ü Les
coûts pour le secteur des affaires légal.
ü Les
coûts pour le gouvernement.
B.
La
stratégie politique et juridique
B.1
Faire en sorte que la capitalisation des pauvres relève de la responsabilité de
l’échelon politique le plus élevé
B.2
Constituer des administrations qui permettront un changement rapide
ü Détecter
et rattacher au processus de capitalisation les différentes institutions
actuellement chargées des droits de propriété ou qui entravent leur aptitude à
générer un surplus de valeur.
ü Concevoir,
faire valider et constituer des administrations qui permettront d’introduire
rapidement des changements dans les divers processus nécessaires à la
capitalisation. Si possible, créer un organisme unique chargé de capitaliser les
biens, avec des bureaux décentralisés pour que ses services soient assurés dans
tous le pays
ü Veiller
à ce que le processus de capitalisation s’intègre aux priorités politiques du
gouvernement et reflète un consensus social tel qu’il s’impose aisément à tous.
B.3
Éliminer les goulets d’étranglement administratifs et juridiques
ü Calculer
les coûts de capitalisation des biens extralégaux, notamment :
§ Permis
à obtenir à tous les niveaux du gouvernement,
§ Conditions
et frais nécessaires pour obtenir les permis,
§ Nombre
de formulaires et autres documents requis,
§ Conditions
impossibles à respecter en pratique,
§ Tous
autres coûts de transaction, y compris les délais.
ü Éliminer
les goulets d’étranglement administratifs et juridiques en trouvant et en
modifiant les institutions, directives et pratiques qui imposent des formalités
superflues.
B.4
Établir un consensus entre le secteur légal et le secteur extralégal
ü Déterminer
les points sur lesquels les normes extralégales coïncident avec la loi de
manière à pouvoir établir des directives sur les preuves de propriété extralégales
acceptables avec le soutien de collectivités extralégales.
ü Veiller
à ce que les projets de normes légales validant la propriété extralégal ne
compromettent pas le niveau de sécurité aujourd’hui assuré par l’ordre légal
existant à la propriété dûment enregistrée et effectivement contrôlée, de
manière à obtenir l’accord du secteur légal.
B.5
Établir des directives et procédures telles que la détention légale des biens
coûte moins cher que leur détention extralégale
ü Mettre
en œuvre les directives nécessaires pour que toute la propriété d’un pays soit
gouvernée par un corpus juridique unique et une série de procédures cohérentes.
ü Élargir
la définition des preuves de propriété pour l’adapter au nouveau processus, et
regrouper sous une forme administrativement praticable les directives et
procédures qui régiront les processus de capitalisation.
ü Rassembler
dans un seul texte de loi les législations éparses.
ü Établir
des institutions et procédures permettant des économies d’échelle pour toutes
les activités qui constituent le processus de capitalisation.
ü Créer
une solution de rechange rapide et économique au squat et autres formes
d’appropriation extralégales. Faire coïncider le processus et le respect de la
loi en créant des moyens incitatifs en faveur de la détention légale et
dissuasifs à l’encontre de la détention illégale (extralégale).
ü Concevoir
et mettre en œuvre des processus administratifs ou privés en remplacement des
voies judiciaires, chaque fois que possible, afin d’inciter au règlement des
conflits dans le cadre de la loi.
B.6
Créer des mécanismes destinés à réduire le risque des investissements privés,
notamment ceux de non-paiement et de crédibilité des titres
C.
La
stratégie opérationnelle
C.1
Concevoir et mettre en œuvre une stratégie de terrain, des procédures, du
personnel, des équipements, des bureaux, une formation et des manuels
d’instruction à l’aide desquels les pouvoirs publics reconnaîtront et
traiteront les droits individuels de propriété du secteur extralégal
ü Concevoir
des mécanismes destinés à obtenir une participation massive des membres des
colonies extralégales en vue de réduire les coûts de capitalisation.
ü Organiser
des formations destinées à l’organisation des brigades de capitalisation, afin
de leur présenter les types d’extralégalité qu’elles rencontreront.
ü Rédiger
des manuels d’instruction expliquant aux dirigeants et aux habitants des
colonies extralégales comment participer à la sélection et à la collecte des
preuves de propriété.
ü Se
préparer à capitaliser les collectivités extralégales :
§ Trouver
et former des promoteurs locaux au sein de chaque collectivité,
§ Mettre
en œuvre une campagne locale de promotion au sein de chaque collectivité,
§ Expliquer
à chaque collectivité les preuves de propriété requises,
§ Former
les leaders locaux à l’enregistrement des informations relatives à la propriété
sur des formulaires administratifs,
§ Trouver
et former des vérificateurs privés qui certifieront les informations réunies
par la collectivité
ü Rassembler
et traiter les informations concernant les biens matériels :
§ Obtenir
ou établir des cartes faisant apparaître les limites des parcelles
individuelles (si nécessaire, préparer des cartes numériques pour enregistrer
les parcelles),
§ Vérifier
que les cartes montrant les parcelles individuelles correspondent à la réalité
du terrain,
§ Saisir
les cartes dans le système informatique.
ü Rassembler
et traiter les informations sur les propriétaires :
§ Rassembler
les informations relatives aux propriétaires sur des formulaires
d’enregistrement,
§ Vérifier
que les droits de propriété sont valables dans le cadre de la nouvelle loi,
§ Saisir
les informations relatives aux propriétaires dans le système informatique,
§ Enregistrer
officiellement les droits de propriété,
§ Organiser
une cérémonie publique de remise des certificats de propriété.
C.2
Mettre en œuvre, à l’aide de supports appropriés, des stratégies de
communication visant à obtenir la participation du secteur extralégal, le
soutien de la communauté des affaires et du secteur public, et l’acquiescement de
ceux qui auraient intérêt au statu quo
ü Conduire
une campagne en direction de chaque type de collectivité du secteur extralégal
pour l’inciter à participer au processus.
ü Concevoir
des mécanismes qui montrent aux bénéficiaires du processus de capitalisation
quel leurs biens sont protégés par le même cadre institutionnel qui protège les
droits des investisseurs privés, nationaux comme étrangers. Ils auront ainsi
une raison de respecter les contrats régis par l’ordre légal officiel.
ü Mener
une campagne auprès de toute collectivité qui risquerait de se sentir
vulnérable.
ü Concevoir
des moyens de faire connaître au secteur légal les avantages de la
capitalisation, en insistant sur la réduction des risques et en montrant bien
que la capitalisation n’affecte pas les droits de propriété existants et ne
compromet pas les droits des tiers.
ü Conduire
une campagne auprès des professionnels directement concernés par la définition
des propriétés, en leur expliquant leur rôle futur et en quoi leur place sera
accrue au sein d’un secteur légal élargi par la capitalisation.
C.3
Réorganiser les services et processus d’enregistrement afin qu’ils soient en
état de rassembler toutes les descriptions économiquement utiles des biens
extralégaux du pays, et de les unifier au sein d’un seul système informatique à
base de données de connaissances
ü Structurer
l’organisation du service d’enregistrement et optimiser son fonctionnement
interne, simplifier les processus d’enregistrement, établir des spécifications
destinées à l’automatisation des informations, concevoir et mettre en place un
système de contrôle qualité, choisir et former du personnel, établir des
procédures destinées à vérifier que le service d’enregistrement peut faire face
à un programme national massif de capitalisation.
ü Construire
des systèmes d’information géographiques afin de permettre des analyses
spatiales.
ü Établir
des mécanismes de contrôle destinés à vérifier que les services d’inscription
et d’enregistrement sont suffisamment efficaces et productifs pour que leurs utilisateurs
ne soient pas tentés de retomber dans l’extralégalité.
ü Préparer
des formulaires d’enregistrement décrivant les caractéristiques des biens
extralégaux et adaptés à une saisie informatique facile, ce qui permettra de
les distinguer, de les enregistrer et de les gérer dans un environnement
informatique unique.
ü Classer
les clauses traditionnelles des actes dans des catégories simples qui puissent
entrer dans des logiciels informatiques et être systématiques afin d’en
simplifier l’accès, après harmonisation légalement validée des procédures de
collecte de l’information.
ü Faciliter
la mise à jour des informations informatisées sur la propriété en installant
les centres de saisie des données à proximité des bénéficiaires. L’objectif est
de réduire les coûts de transport et les coûts de transaction occasionnés par
l’enregistrement légal et autres opérations liées à la propriété, en maintenant
le statut de celle-ci dans la légalité.
D.
La
stratégie commerciale
D.1
Mettre en œuvre les mécanismes d’information et de répression nécessaires pour
la distribution des :
ü Services
bancaires, prêts hypothécaires, crédits.
ü Réseaux
publics (énergie, eau, égouts, télécommunications).
ü Systèmes
de recouvrement (crédits, redevances, impôts)
ü Bases
de données/services d’information.
ü Produits
d’assurance (dommages, vie, crédit, privilèges, titres).
ü Systèmes
d’identification nationaux.
ü Logements
et infrastructures.
ü Sécurité
nationale. (pp. 195-199)
Dans la suite de ce
chapitre, je m’attacherai aux deux composantes indispensables de la
formule : le problème juridique (le A.4) et le problème politique (le
B.1) :
1.
Le
problème juridique
Comment connaître le
contenu des arrangements extralégaux ? C’est précisément ce que m’ont demandé
cinq membres du gouvernement indonésien. À l’occasion de la sortie d’un de mes
livres en bahasa indonesia, ils m’avaient invité à leur dire comment savoir qui
possédait quoi parmi les 90% d’Indonésiens vivant dans le secteur extralégal.
Au lieu de me lancer dans une longue explication technique sur les modalités du
passage du secteur légal au secteur extralégal, au risque de semer mon
auditoire, j’ai préféré répondre à la manière indonésienne. Je venais de passer
quelques jours à Bali, l’un des plus beaux endroits du monde. Perdu au milieu
des rizières, j’ignorais totalement où pouvaient se trouver les limites de
propriété. Mais les chiens, eux, les connaissaient. Chaque fois que je passais
d’une exploitation à une autre, un nouveau chien se mettait à aboyer. Sans
doute ces chiens indonésiens ignoraient-ils tout du droit officiel, mais ils
savaient fort bien ce qui était à leur maître.
J’ai donc répondu aux
ministres que les informations nécessaires pour établir un régime de propriété
formel se trouvaient sous les pattes des chiens de leur pays. En visitant les
villes et les campagnes et en écoutant les chiens aboyer, ils pourraient
graduellement progresser dans les ramifications des représentations
extralégales dispersées à travers leur pays, jusqu’au point où ils toucheraient
du doigt le contrat social en vigueur. « Ah ! répondit l’un des
ministres, Jukun Adat [le droit des gens] ! »
C’est en découvrant ce
« droit des gens » que les pays occidentaux ont bâti leurs régimes de
propriété formels. Tout gouvernement réellement désireux de réorganiser les
contrats informels en vigueur pour en faire un seul contrat social national de
propriété formel doit écouter les aboiements de ses chiens. Pour réunir toutes
les formes de propriété dans un système unifié, les pouvoirs publics doivent
découvrir comment et pourquoi les conventions locales fonctionnent et à quel
point elles sont solides. Les tentatives de changement juridique conduites
jusqu’ici dans les pays en développement et les ex-pays communistes n’y sont
pas parvenues, et c’est pourquoi elles ont échoué. On a tendance à considérer
le « contrat social » comme une abstraction invisible quasi divine qui
ne résiderait que dans l’esprit de visionnaire comme Locke, Hume ou Rousseau
mais, avec mes collègues, j’ai constaté que les contrats sociaux du secteur
extralégal ne sont pas seulement des obligations sociales implicites,
connaissables d’après les comportements en société : ce sont aussi des
arrangements explicitement documentés par des gens en chair et en os. Les contrats
sociaux extralégaux sont donc tangibles, et susceptibles d’être assemblés pour
construire un régime de propriété et de formation du capital qui sera reconnu
et mis en vigueur par la société elle-même. (pp. 200-202)
ü Le
passage du régime de propriété précapitaliste au système capitaliste
ü L’échec
du droit obligatoire :
Les faits sont
irréfutables : malgré les efforts des pays en voie de développement et des
ex-pays communistes, et aussi bonnes qu’aient été leurs intentions, une énorme
distance demeure entre ce que la loi commande et ce qui a été fait pour qu’elle
puisse fonctionner. Une obligation légale ne suffit pas. ‘Andrzei Rapaczynski’
le rappelle : « L’idée selon laquelle il suffirait d’instituer un
régime juridique approprié pour établir un ensemble de droits de propriété
capable de soutenir un système économique moderne est extrêmement peu
plausible, car le système judiciaire ne peut faire respecter la plupart de ces
droits que de manière marginale. Le cœur de l’institution de la propriété est
fait de pratiques sociales et économiques non contestées et largement inconscientes
qui doivent être enracinées dans des développements non juridiques. C’est le
vieux problème soulevé par Hobbes : quand la plupart des gens obéissent à
la loi, le gouvernement peut faire respecter celle-ci efficacement et à
relativement peu de frais en s’en prenant aux rares individus qui la violent.
Mais quand l’obéissance disparaît à une échelle assez large, aucune autorité
n’est assez forte pour ramener tout le monde à l’ordre. Dans cette situation où
la répression devient de moins en moins efficace, les individus se sentent
incités à suivre leurs propres intérêts, sans souci de ce qui est imposé sur le
papier ». [‘Andrzei
Rapaczynski’, « The Roles of the State and the Market in Establishing
Property Rights », ‘Journal of Economic Perspectives’, vol. 10, n°2,
printemps 1999, p. 88] (pp. 210-211)
ü Enraciner
la loi dans le contrat social
ü La
solidité des contrats sociaux précapitalistes
ü Écouter
les chiens qui aboient
ü Décoder
le droit extralégal
2.
Le
problème juridique
ü Défendre
le point de vue des pauvres.
ü Convaincre
les élites :
Du moment où les
pauvres sont responsabilisés dans le cadre de la loi officielle, ils ont la
possibilité de se loger à bas prix et d’échapper ainsi au monde désorganisé du
secteur extralégal. À leur tour, les élites en tireront avantage :
constructeurs et fabricants de matériaux verront leurs marchés s’élargir, tout comme
les banques, les sociétés de prêt hypothécaire, les organismes certificateurs
et les compagnies d’assurances. L’officialisation aidera aussi les opérateurs
des réseaux publics à convertir les adresses des logements en compteurs pour
les facturations. Elle fournira aux administrations et aux entreprises des
adresses utilisables dans les opérations commerciales, les prises de garantie,
le recouvrement des créances, des redevances ou des impôts. De plus, un régime
de propriété formel fournit une base de données utilisables dans les choix
d’investissement concernant la santé, l’enseignement, la fiscalité ou la
protection de l’environnement.
La généralisation de la
propriété légale aidera même à satisfaire l’une des revendications les plus
véhémentes et les plus constantes soulevées par la multiplication des pauvres
en zone urbaine – la revendication sécuritaire. Dans les économies de marché,
la société civile ne repose pas seulement sur une plus grande prospérité. Le
droit à la propriété engendre aussi le respect de la loi. C’est ce que souligne
l’éminent historien Richard Pipes dans son livre sur la révolution russe :
« La propriété privée peut être considérée comme l’institution la plus
importante pour l’intégration politique et sociale. Le fait d’être propriétaire
crée une obligation envers l’ordre politique et juridique, car c’est cet ordre
qui garantit les droits de propriété et qui fait du citoyen, en quelque sorte,
un cosouverain. En ce sens, la propriété est le principal vecteur de
l’éducation des masses au respect de la loi et de leur sensibilisation à la
préservation du statu quo. L’histoire montre que les sociétés où la propriété
est largement distribuée, notamment celle des terres et des logements, sont
plus conservatrices et plus stables, et de ce fait plus résistantes aux
bouleversements de toutes sortes. Ainsi les paysans français, qui au XVIIIe
siècle étaient une source d’instabilité, sont-ils devenus au XIXe
siècle, du fait des acquis de la Révolution, un pilier du conservatisme ».
[‘Richard Pipes’,
« The Russian Revolution », New York, Vintage Books, 1991, p.112]
Quand les pauvres ont
le sentiment d’être légalement propriétaires de leurs terres et de leurs
entreprises, leur respect pour les biens d’autrui augmente. (pp. 239-240)
ü Négocier
avec les gardiens de la cloche de verre
· Les juristes : Le
problème est que la plupart des juristes ne comprennent pas les conséquences
économiques de leur travail et sont en général hostiles d’instinct aux
comportements extralégaux et aux changements de grande ampleur. Tous les
réformateurs que j’ai rencontrés pour essayer de rendre la propriété plus
accessible aux pauvres présumaient que la profession du droit était leur
ennemie naturelle. Les économistes engagés dans les réformes ont fini par
s’irriter du conservatisme des juristes au point de consacrer du temps et de
l’argent à les discréditer. ‘Samar K. Datta’ et ‘Jeffrey B. Nugent’ ont montré
à partir de données économiques provenant de cinquante-deux pays, et couvrant
les années 1960 à 1980, qu’une augmentation de 1 point de la proportion des
juristes parmi les travailleurs (par exemple quand ils passent de 0,5 % à 1,5 %
de la population active) réduit la croissance économique dans une proportion de
4,76 à 3,68 % ; ainsi, la croissance économique serait inversement
corrélée à la prudence des juristes [‘Samar K. Datta’ and ‘Jeffrey B. Nugent’, « Adversary
Activities and per Capita Income Growth », World Development, vol. 14,
n° 12, 1986, p.1458] (p. 243)
· Les techniciens.
Chapitre 7 :
En guise de conclusion :
Où
est la sagesse que nous avons perdue dans la connaissance ?
Où
est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ?
T.S.
ELIOT, refrain de « The Rock »
Le club privé de
la mondialisation
La crise du capitalisme en dehors
de l’Occident n’est pas due à un échec de la « globalisation » internationale
mais au fait que les pays en voie de développement et les ex-pays communistes
n’ont pas réussi à « globaliser » le capital chez eux. Dans ces pays,
la plupart des gens voient le capitalisme comme un club privé, un système
discriminatoire qui profite seulement à l’Occident et aux élites enfermées dans
leurs cloches de verre.
Les porteurs de chaussures Nike
et de montres numériques sont de plus en plus nombreux à travers le monde,
certes, mais le fait de consommer des marchandises occidentales ne les empêche
pas de sentir qu’ils sont maintenus à la périphérie du jeu capitaliste. Ils
n’en sont pas partie prenante. La globalisation ne devrait pas consister
seulement à faire communiquer les cloches de verre d’une minorité de
privilégiés. Ce genre de mondialisation a déjà existé : au XIXe
siècle, les familles régnantes d’Europe formaient littéralement une grande
famille, parente par le sang, où les cousins d’Angleterre, de France, de
Hollande, d’Espagne et de Russie se concertaient en permanence sur les sujets
de politique et de commerce. Le capitalisme triomphant du XIXe
siècle a dominé tout le monde industrialisé jusqu’à la révolution russe et la
grande crise des années 1930. Mais, comme l’ont souligné ‘Ortega y Gasset’ en
Espagne et ‘Walter Lippman’ en Amérique, malgré sa domination et son
raffinement, le système capitaliste est toujours resté vulnérable. En 1941,
écrit l’économiste américain ‘Lester Thurow’, « Les États-Unis et la
Grande-Bretagne étaient pratiquement les seuls [grands] pays capitalistes
restant sur la surface de la terre […] Dans le reste du monde, on ne
trouvait que des fascistes, des communistes ou des colonies féodales du
tiers-monde. La crise finale des années 1920 et la Grande Dépression des années
1930 ont amené le capitalisme au bord de l’extinction. Il aurait suffi de
quelques faux pas pour que disparaisse ce capitalisme qui paraît tout-puissant
aujourd’hui ».
Les Latino-Américains n’ont pas
besoin qu’on le leur rappelle. En quatre occasions au moins depuis leur
accession à l’indépendance dans les années 1820, ils ont essayé d’entrer dans
le capitalisme mondial et ont échoué. Ils ont restructuré leur dette, stabilisé
leur économie en maîtrisant l’inflation, libéralisé les échanges, privatisé les
biens publics (en vendant leurs réseaux ferroviaires aux Britanniques, par
exemple), remplacé les emprunts par des fonds propres et réorganisé leur
système fiscal. Au niveau des consommateurs, les Latino-Américains ont importé toutes
sortes de marchandises, depuis les costumes en tweed anglais et les chaussures
Church jusqu’aux Ford Model T ; ils ont appris l’anglais et le français en
écoutant la radio ou des disques, ils ont dansé le charleston et le lambeth
walk et mâché du chewing-gum. Mais ils n’ont jamais produit beaucoup de capital
vif.
Sans doute bénéficions-nous tous
à présent de la révolution des communications, sans doute certains voient-ils
un progrès dans le fait que le sphinx égyptien jouisse aujourd’hui d’une vue
imprenable sur les néons d’un restaurant franchisé de la chaîne Kentucky Fried
Chicken. Pourtant, seuls vingt-cinq des deux cents pays du monde produisent du
capital en quantité suffisante pour bénéficier pleinement de la division du
travail sur les vastes marchés mondiaux. Ce qui fait vivre le capitalisme, ce
n’est pas l’Internet ni les franchises de fast-food. C’est le capital.
Lui seul apporte les moyens de soutenir la spécialisation ainsi que la
production et l’échange de biens sur un marché plus vaste. Il est la source de
l’accroissement de la productivité et donc de la richesse des nations.
Pourtant, seuls les pays
occidentaux et de petites enclaves de gens aisés dans les pays en voie de
développement et les ex-pays communistes ont la capacité de représenter des
biens et des potentiels, et donc de produire et d’utiliser efficacement du
capital. Hors de l’Occident, le capitalisme suscite une hostilité croissante,
comme un régime d’apartheid fermé à la plupart des gens. Le sentiment se
répand, même chez certains élites, que ceux qui dépendraient uniquement et pour
toujours de la bienveillance d’un capital extérieur ne deviendront jamais des
acteurs productifs dans le jeu capitaliste mondial. Les peuples sont de plus en
plus irrités de n’être pas les maîtres de leur propre sort. Les pays qui se
sont lancés dans la mondialisation sans donner à leur propre population les moyens
de produire du capital tendant à ressembler moins aux États-Unis qu’à
l’Amérique latine mercantiliste, avec ses activités extralégales en pagaille.
Voilà quinze ans, personne ou presque n’a aurait comparé les pays de l’ex-bloc
soviétique à l’Amérique latine. Aujourd’hui, pourtant, ils représentent un
visage étonnamment similaire : puissances économiques souterraines,
inégalités criantes, mafias omniprésentes, instabilité politique, fuite des
capitaux et mépris flagrant de la loi.
C’est pourquoi, en dehors de
l’Occident, les avocats du capitalisme battent intellectuellement en retraite.
En pleine ascension il y a une quinzaine d’années seulement, ils apparaissent
de plus en plus comme les partisans de misères et d’injustices qui affectent
encore la majorité du peuple. En 1999, par exemple, la Chambre haute
consultative égyptienne enjoignait au gouvernement de « ne plus se laisser
égarer par les sirènes du capitalisme et de la mondialisation ». Ayant
oublié la question cruciale de la propriété, les avocats du capitalisme ont
accepté d’apparaître comme des défenseurs du statu quo en tenant aveuglément de
faire appliquer les lois existantes, qu’elles soient ou non discriminatoires.
Or le droit de ces pays est bel
et bien discriminatoire. Comme je l’ai montré au chapitre 2, au moins 80 % de
leurs habitants ne peuvent injecter de vie dans leurs biens et leur faire
générer du capital, parce que le droit les tient à l’écart du régime de
propriété formelle. Ils détiennent des milliards de dollars de capital mort,
mais celui-ci est isolé comme des étangs dont l’eau se perdrait dans des
étendues de sable stériles au lieu de former une puissante masse qu’un régime
de propriété unifié pourrait canaliser afin de produire du capital. Les gens
détiennent et utilisent leurs biens dans le cadre d’innombrables accords
informels distincts, où la responsabilité est gérée localement. Sans les normes
communes apportées par un régime légal de propriété, il leur manque le langage
nécessaire pour que leurs biens se parlent les uns aux autres. Ce n’est pas la
peine de leur demander d’attendre patiemment que les avantages du capitalisme
arrivent jusqu’à eux. Cela ne se produira pas tant que les solides fondations
de la propriété formelle n’auront pas été mises en place.
Cependant, les promoteurs du
capitalisme, encore tout imbus de leur victoire sur le capitalisme, n’ont
toujours pas compris les insuffisances de leurs réformes macroéconomiques.
N’oublions pas que la mondialisation est due au fait que les pays en voie de
développement et les ex-pays communistes ouvrent leurs économies autrefois
protégées, stabilisent leur monnaie et adoptent des cadres réglementaires afin
de renforcer le commerce international et les investissements privés. Tout cela
est bon. Ce qui l’est moins, c’est que les réformes font comme si les
populations de ces pays étaient déjà intégrées dans le système juridique et
avaient les mêmes possibilités d’utiliser leurs ressources sur le marché libre.
Or tel n’est pas le cas.
Comme on l’a vu au chapitre 3, la
plupart des gens ne sont pas capables de participer à l’expansion du marché
parce qu’ils n’ont pas accès à un système juridique dans lequel leurs biens
seraient représentés d’une manière qui leur rendrait largement transférables et
fongibles, qui permettrait de les hypothéquer et qui établirait la
responsabilité de leurs propriétaires. Tant que les biens de la majorité ne
sont pas convenablement prouvés par des titres et suivis par une administration
de la propriété, ils sont invisibles et stériles pour le marché.
Les programmes microéconomiques
de stabilisation et d’ajustement en bonne et due forme conduits au nom de la
globalisation ont considérablement rationalisé la gestion économique des pays
en voie de développement. Mais comme lesdites règles ne traitent pas de la
privation des droits de propriété subie par la plupart des gens, elles ne vont
pas au bout de ce qui serait nécessaire pour créer un système capitaliste
exhaustif et une économie de marché. Leurs outils sont conçus pour des pays qui
ont « globalisé » en interne un droit systématisé, où il existe un
régime juridique de la propriété relié à des instruments monétaires et à des
supports d’investissement efficients – chose qui manque encore dans les pays en
voie de développement.
Trop de décideurs considèrent le
processus de mondialisation depuis une sorte d’Olympe. Une fois la
stabilisation et l’ajustement réussis au niveau macroéconomique, une fois que
les entreprises légales et les investisseurs étrangers peuvent prospérer et les
économistes orthodoxes contrôler la monnaie, ils considèrent avoir rempli leur
tâche. Comme ils ne sont intéressés qu’aux agrégats, ils n’ont pas à se
demander si le peuple avait les moyens de participer à l’élargissement du
marché. Ils ont oublié que le changement vient avant tout de la base et qu’il
fallait s’intéresser d’abord aux pauvres. Cette énorme omission vient de ce
que, dans leurs actions, ils n’ont pas à l’esprit la notion de classe. Selon
les propres termes d’un de leurs principaux chefs de file, ils n’ont pas « la
capacité de comprendre, même vaguement, comment les autres vivent ».
Les réformateurs de l’économie
ont laissé la question de la propriété des pauvres entre les mains
d’establishments légaux conservateurs peu désireux de modifier le statu quo.
Les biens de la majorité de leurs citoyens restent donc du capital mort,
enfermé dans le secteur extralégal. C’est pourquoi les réformateurs favorables
à la mondialisation et au marché libre commencent à apparaître comme
d’arrogants défenseurs des intérêts de ceux qui dominent la cloche de verre.
Face au fantôme
de Marx
Il se pourrait que la plupart des
programmes de réforme économique dans les pays pauvres tombent dans le piège
prévu par Karl Marx : le mystère capitaliste, c’est là sa grande
contradiction, provoque sa propre perte faute de pouvoir éviter la
concentration du capital dans un petit nombre de mains. Les réformes qui
omettent d’ouvrir les marchés à la majorité préparent un terrain propice à la
lutte des classes : capitalisme et marché libre pour la minorité de
privilégiés capables de concrétiser leurs droits de propriété, mais relative
pauvreté pour un vaste secteur sous-capitalisé, incapable d’exploiter ses propres
biens.
La lutte des classes,
aujourd’hui, à notre époque ? Ce concept ne s’est-il pas effondré avec le
mur de Berlin ? Hélas non. Les citoyens des pays avancés ne s’en
aperçoivent guère, peut-être, car en Occident les déçus du système vivent dans
des poches de pauvreté. Mais les pays en voie de développement et les ex-pays
communistes, la misère n’est pas confinée dans des poches : elle touche
toute la société. S’il y a des poches dans ces pays, ce sont des poches de
richesse. Ce que l’Occident appelle la « classe inférieure » est ici
majoritaire. Et, quand ses attentes croissantes n’étaient pas satisfaites, il
est arrivé que cette masse de pauvres en colère prenne le dessus sur des élites
apparemment solides (comme en Iran, au Venezuela ou en Indonésie). Dans la
plupart des pays hors d’Occident, les gouvernements sont dépendants de leurs
services de renseignement, et leurs élites ont de bonnes raisons de vivre
retranchées dans des forteresses.
Aujourd’hui, dans une large
mesure, ce qui distingue les pays avancés du reste du monde est que la
propriété formelle y est largement répandue alors qu’ailleurs il existe une
différence de classe entre ceux qui peuvent fixer leurs droits de propriété et
produire du capital et ceux qui ne le peuvent pas. Sans une prise en compte des
droits de propriété extralégale, ces sociétés risquent de s’embrouiller en même
temps que leur économie duale, avec d’un côté un secteur légaliste et de
l’autre un secteur extralégal miséreux. Mais les progrès constants de l’information
et de la communication ouvrent les yeux aux pauvres sur ce qu’ils n’ont pas, et
l’apartheid juridique ne peut que susciter une rancœur croissante. Un jour ou
l’autre, des extrémistes exploiteront le mécontentement des exclus de la cloche
de verre pour les mobiliser contre le statu quo. « Si nous n’inventons pas
des moyens de faire que la mondialisation concerne davantage de monde, disait
Klaus Schwab, du Forum économique mondial, nous devons nous préparer à voir
réapparaître les confrontations sociales aiguës d’autrefois, mais cette fois
d’une ampleur international ».
La guerre froide est peut-être
finie, les vieilles luttes de classes n’ont pas disparu. Les actions
subversives et la résurgence des conflits ethniques et culturels autour du
monde prouvent qu’en situation d’extrême mécontentement les gens se groupent
encore en classes en fonction de ce qu’ils subissent ensemble. En Amérique,
depuis les années 1980, « chaque conflit a sa propre histoire, notait Newsweek,
mais les insurgés s’en prennent tous au même ennemi : le nouveau visage du
capitalisme latino-américain ». Dans de telles situations, la panoplie
marxiste est mieux armée pour expliquer le conflit de classe que la pensée
capitaliste, dépourvue d’une analyse comparable et même d’une stratégie
sérieuse pour toucher les pauvres du secteur extralégal. En général, les
capitalistes ne savent pas expliquer comment les gens de la classe inférieure
se sont retrouvés là où ils sont, et comment modifier le système pour en faire
sortir.
La puissance latente de la
théorie marxiste ne doit pas être sous-estimée à une époque où des masses de
gens au bord du désespoir cherchent une vision du monde cohérente qui leur
promettrait un avenir économique meilleur. En période de forte expansion
économique, on n’a pas le temps de s’engager dans de profondes réflexions. Mais
la crise aiguise jusqu’à l’obsession le désir d’un ordre et d’une explication.
La pensée marxiste, sous quelque forme qu’elle réapparaisse – et elle réapparaîtra
– a une palette de concepts bien plus puissante que celle de la pensée
capitaliste pour appréhender les problèmes politiques du capitalisme hors de
l’Occident.
George Soros a souligné que les
vues de Marx sur le capital étaient souvent plus élaborées que celles d’Adam
Smith. Marx l’a clairement compris : « En soi, l’argent et les
matières premières ne sont pas plus au capital que les moyens de production et
de subsistance. Ils ont besoin d’être transformés en capital ». Il a aussi
compris que si l’on pouvait transformer les biens en une sorte de marchandise
circulant sur les marchés on en tirerait des valeurs imperceptibles par les
sens mais susceptibles d’appropriation pour produire des rentes. Marx
considérait la propriété comme une question importante, car il voyait bien que
ceux qui s’appropriaient des biens en obtenaient beaucoup plus que leurs seuls
attributs matériels. Ainsi, la panoplie intellectuelle marxiste a laissé aux
anticapitalistes des moyens puissants pour expliquer pourquoi la propriété
privée aboutira nécessairement à mettre les biens entre les mains des riches au
détriment des pauvres.
Avis à ceux qui ne l’auraient pas
remarqué : l’arsenal de l’anticapitalisme et de l’antimondialisation va en
se renforçant. Des statistiques sérieuses alimentent aujourd’hui le
raisonnements des anticapitalistes qui voient dans le capitalisme un transfert
de propriété des pays pauvres aux pays riches, et dans les investissements
privés occidentaux guère mieux qu’une prise de contrôle massive des ressources
des pays en voie de développement par les multinationales. Peut-être le nombre
d’automobiles de luxe, de résidences somptueuses et de galeries commerciales à
la californienne s’est-il accru dans la plupart des pays en voie de
développement et des ex-pays communistes depuis une dizaine d’années, mais le
nombre des pauvres en a fait autant. Les études de Nancy Bridsall et Juan Luis
Londoño montrent que la pauvreté s’est accentuée et que la répartition des
revenus s’est dégradée dans les années 90. Selon un rapport des Nations unies
sur le développement de 1999, le produit intérieur brut de la Fédération de
Russie a chuté de 41 % entre 1990 et 1997, ce qui a poussé des millions de
personnes vers le secteur extralégal. L’espérance de vie des hommes a reculé de
quatre ans pour revenir à 58 ans. Le rapport met en cause la transition au
capitalisme et les effets de la mondialisation.
Ces travaux de recherche nous
apportent de saines mises en garde, mais ils sont aussi des armes
intellectuelles susceptibles de bloquer les programmes de privatisation et le
capitalisme mondial. Il est donc crucial de reconnaître les paradigmes
marxistes latents, puis de les compléter par ce que nous avons appris en un
siècle depuis que Marx est mort. On peut à présent démontrer que si Marx avait
clairement vu qu’une vie économique parallèle pouvait naître au côté des biens
matériels eux-mêmes – que « les productions de l’esprit humain
apparaissaient comme des êtres indépendants dotés de vie »–, il n’avait
pas tout à fait saisi que la propriété formelle n’était pas seulement un
instrument d’appropriation, mais aussi un moyen d’inciter les gens à créer une
valeur d’utilisation supplémentaire bien réelle. De plus, il n’avait pas vu que
ce sont les mécanismes contenus dans le régime de propriété lui-même qui
donnent aux biens et au travail qui ont été investis la forme requise pour
créer du capital. Même si son analyse de la manière dont les biens deviennent
transcendants et socialement plus utiles en devenant échangeables est
fondamentale pour comprendre la richesse, il n’a pas su prévoir à quel point
les régimes juridiques de propriété deviendraient des véhicules cruciaux
d’accroissement de la valeur d’échange.
Marx a compris, mieux que
quiconque à son époque, que le plus grand aveuglement en économie serait de
considérer les ressources uniquement en termes de caractéristiques matérielles.
Il était bien conscient que le capital constitue « une substance
indépendante […] dans laquelle l’argent et les matières premières sont de pures
formes qu’il prend et abandonne tour à tour ». Mais, à son époque, il
était encore probablement trop tôt pour voir comment la propriété formelle
pourrait, par le biais de représentations, conférer à ces mêmes ressources des
fonctions supplémentaires et en obtenir un surplus de valeur. Par conséquent,
il n’a pu voir en quoi il est de l’intérêt de tout le monde que les
bénéficiaires de la propriété deviennent plus nombreux. Les titres de propriété
n’étaient que l’extrémité visible d’un iceberg de propriété formelle toujours plus
gros. Le reste de l’iceberg est à présent une énorme création humaine destinée
à faire apparaître le potentiel économique des biens. C’est pourquoi Marx n’a
pas totalement compris que la propriété au sens juridique était un processus
indispensable pour fixer et utiliser le capital, en l’absence duquel des formes
fongibles, liquides, susceptibles d’être différenciées, groupées, divisées et
investies pour produire un surplus de valeur. Il n’a pas compris qu’un bon
régime de propriété juridique, comme un couteau suisse, ne servait pas
seulement à désigner des propriétaires mais remplissait de nombreuses autres
fonctions.
La pensée de Marx est en grande
partie dépassée parce que la situation actuelle n’est plus celle de l’Europe de
son époque. Le capital potentiel n’est plus le privilège d’un petit nombre.
Après la mort de Marx, l’Occident a enfin réussi à établir un cadre juridique
ouvrant l’accès à la propriété et aux moyens de production à la plupart des
gens. Marx serait probablement très étonné de voir que, dans les pays en voie
de développement, une grande partie des masses fourmillantes est formée non de
prolétaires opprimés légaux mais de petits entrepreneurs opprimés extralégaux
possédant une quantité de biens appréciable.
L’admiration pour les bons
régimes de propriété ne doit pas faire oublier le fait que, comme Marx l’a
noté, ils peuvent aussi servir à voler. Le monde sera toujours plein de requins
utilisant habilement le formalisme du droit de la propriété pour accaparer des
richesses au détriment de gens sans méfiance. Mais ce n’est pas une raison pour
s’opposer aux régimes de propriété formels, pas plus que l’utilisation des
automobiles ou des ordinateurs par des délinquants ne justifierait leur
suppression. Si Marx était encore en vie et constatait la mauvaise distribution
des ressources des deux côtés de l’ancien Rideau de fer, il admettrait
probablement que la spoliation est possible qu’il y ait propriété ou non, et
qu’arrêter les voleurs repose plus sur l’exercice du pouvoir que sur la
propriété. De plus, même si Marx en donnait une définition toute particulière,
le sens du mot « plus-value » n’est pas intangible. Les peuples ont
toujours produit un surplus de valeur pour bâtir des pyramides, des cathédrales
ou des coûteuses armées, pour ne donner que quelques exemples. Il est clair
qu’une grande partie de la plus-value actuelle en Occident naît non pas d’une
scandaleuse expropriation du temps des travailleurs mais des mécanismes
intellectuels grâce auxquels la propriété fait produire un travail
supplémentaire à des biens banalisés.
Comme tout le monde, Marx a été
influencé par les conditions sociales et techniques de son époque.
L’expropriation des petits propriétaires auxquels on arrachait leurs moyens de
subsistance, la redistribution des droits de propriété provenant des titres
féodaux, le vol des terres communes, la réduction en esclavage des populations
indigènes, le pillage des peuples conquis et la « traite des nègres »
du système colonial ont peut-être été autant de conditions indispensables pour
ce que Marx appelait « l’accumulation primitive de capital ». Il serait
difficile de reproduire ces conditions aujourd’hui. Les attitudes ont changé –
en partie d’ailleurs à cause de ce qu’a écrit Marx lui-même. Plus aucun
gouvernement n’approuve le pillage, l’esclavage ou le colonialisme. La plupart
des pays adhèrent aujourd’hui à des traités comme la Déclaration universelle
des droits de l’homme et affirment dans leur Constitution que l’égalité d’accès
aux droits de propriété est un droit fondamental de l’humanité.
De plus, comme on l’a vu au
chapitre 6, les autorités des pays en voie de développement n’hésitent pas à
permettre aux pauvres de posséder des biens. Même si la plupart des immeubles
et des entreprises extralégaux des villes du second et du tiers monde n’ont pas
de titre formel, les pouvoirs publics acceptent (au moins implicitement) leur
existence et les arrangements de propriété les concernant. Au cours du XXe
siècle, dans beaucoup de pays en voie de développement, de vastes étendues de
terres ont été données à des paysans pauvres dans le cadre de programmes de
réforme agraire (sans être accompagnées cependant par les représentations de la
propriété nécessaires pour créer du capital). Les autorités de ces pays n’ont
pas non plus hésité à affecter des budgets aux questions de propriété. Des
milliards de dollars ont été consacrés à des opérations relatives à
l’enregistrement de la propriété.
Quand la
propriété rend le capital « intelligible »
Tout au long de ce livre, j’ai
essayé de démontrer que nous avions désormais assez d’observations pour faire
des progrès substantiels dans le développement. Elles permettent de dépasser le
stérile débat « gauche contre droite » sur la propriété et de ne pas
renouveler sans cesse les mêmes batailles. La propriété formelle est davantage
que la seule détention des biens. Comme on l’a vu au chapitre 3, on doit la
considérer comme le processus indispensable qui fournit aux gens les outils
nécessaires pour raisonner sur les aspects de leurs ressources dont ils peuvent
extraire du capital. La propriété formelle n’est pas seulement un système
destiné à établir des titres, les enregistrer et cadastrer les biens, c’est un
instrument de réflexion, qui représente les biens de telle manière que l’esprit
pourra les manipuler pour en tirer un surplus de valeur. C’est pourquoi la
propriété formelle doit être universellement accessible pour faire entrer tout
le monde dans un même contrat social où il soit possible de coopérer pour
augmenter la productivité de la société.
Ce qui distingue un bon système
juridique de propriété est qu’il est intelligible. Il acquiert et organise sous
une forme contrôlable des connaissances sur les biens enregistrés. Il collecte,
unifie et coordonne non seulement les données sur les biens et leur potentiel,
mais aussi les réflexions qu’ils suscitent. En bref, le capital résulte de la
possibilité des Occidentaux d’utiliser les régimes de propriété pour
représenter leurs ressources dans un contexte virtuel. C’est l’unique point de
rencontre intellectuel où l’on puisse déterminer et comprendre tout ce que la
possession de biens signifie pour l’humanité.
L’apport révolutionnaire du
régime de propriété intégré est qu’il résout un problème essentiel de cognition.
Nos cinq sens ne sont pas suffisants pour appréhender la réalité complexe d’un
marché élargi, encore moins d’un marché mondialisé. Les faits économiques à
propos de nous-mêmes et de nos ressources doivent être ramenés à l’essentiel
pour que notre esprit puisse les saisir aisément. Le rôle d’un bon régime de
propriété est précisément celui-ci : il présente les biens sous une forme
qui permet de distinguer leurs ressemblances, leurs différences et leurs points
de contact avec d’autres biens. Il les fixe dans des représentations dont il
suit les évolutions dans le temps et l’espace. De plus, il rend les biens fongibles
en les représentant intellectuellement de manière qu’on puisse les réunir, les
diviser et les mobiliser pour produire des ensembles de plus grande valeur.
Cette possibilité de représenter les différents aspects des biens sous des
formes qui permettent de les réarranger pour les rendre encore plus utiles est
la source première de la croissance économique, laquelle consiste en effet à
obtenir des produits de haute valeur à partir de composants de faible valeur.
Un bon système juridique de
propriété est un support qui nous aide à mieux nous comprendre les uns les
autres, à nouer des contacts et à synthétiser nos connaissances sur nos biens
pour renforcer notre productivité. C’est une manière de représenter la réalité
qui nous permet de transcender les limites de nos sens. Des représentations de
la propriété judicieuses permettent de mettre en valeur le potentiel économique
des ressources, accroissant ainsi l’utilisation qui peut en être faite. Ce ne
sont pas des « chiffons de papier » mais des instruments médiateurs,
qui apportent des connaissances utiles sur des choses qui ne sont pas présentes
manifestement.
Les enregistrements de la
propriété donnent une finalité à ce que l’on sait des choses, « tout comme
la flèche est lancée par l’archer », disait Thomas d’Aquin. En
représentant les aspects économiques des biens possédés et en les assemblant en
catégories promptement intelligibles, les titres de propriété réduisent le coût
de gestion des biens et augmentent leur valeur
à proportion. L’idée que la valeur des choses peut croître quand le coût
de leur coût de leur connaissance et de leur mutation diminue est l’un des
principaux apports du prix Nobel Ronald Coase. Dans une étude intitulée
« The Nature of the Firm », ce dernier a établi que les transactions
peuvent être sensiblement moins coûteuses quand elles interviennent dans le
contexte contrôlé et coordonné d’une firme. En ce sens, les régimes de
propriété sont comme la firme de Coase : ce sont des contextes bien
maîtrisés qui réduisent les coûts de transaction.
En révélant un capital qui se
trouve à l’état latent dans les biens accumulés, la propriété s’inscrit
dans la meilleure tradition
intellectuelle, celle qui nous fait chercher à améliorer notre condition grâce
à la maîtrise de notre environnement. Pendant des milliers d’années, les sages
ont professé que la vie avait différents degrés de réalité, dont beaucoup
étaient invisibles ; on ne pourrait y accéder qu’à condition de construire
des instruments qui les représenteraient. La fameuse métaphore de Platon nous
compare à des prisonniers enchaînés dans une caverne, tournant le dos à
l’entrée, de sorte que notre connaissance du monde se borne aux ombres
projetées sur la paroi à laquelle nous faisons face. Cette image consacre une
vérité : beaucoup des choses qui guident notre destin ne s’imposent pas
immédiatement à l’esprit comme des évidences. Voilà pourquoi la civilisation a
fait tant d’efforts pour créer des systèmes de représentation qui nous permettraient
de saisir la part virtuelle de notre réalité, et de la représenter en des
termes compréhensibles pour nous.
Comme le dit Margaret Boden,
« parmi les plus importantes créations humaines figurent les systèmes de
représentation. Ils comprennent les notations formelles comme les chiffres
arabes (sans oublier le zéro), les formules chimiques, ou les portées et les
notes des musiciens. Les langages de programmation informatique en sont un
exemple plus récent ». Les systèmes de représentation comme les mathématiques
et le régime de propriété unifié nous aident à manipuler et à organiser la
complexité du monde d’une manière compréhensible par tous et qui nous permette
de communiquer autour de questions que sans eux nous ne maîtriserions pas. Ils
sont ce que le philosophe Daniel Dennett appelle les « extensions
prophétiques de l’esprit ». À travers les représentations, nous donnons
une existence aux aspects essentiels du monde, afin de changer la manière dont
nous les considérons. D’un commun accord, a noté le philosophe John Searle, les
hommes peuvent conférer à un certain phénomène « un statut comprenant une
fonction d’accompagnement qui ne pourrait être accomplie par la seule vertu des
caractéristiques matérielles intrinsèques du phénomène en question ». Cela
me paraît très proche de ce que fait la propriété légale : elle assigne
aux biens, par contrat social, dans un univers conceptuel, un statut qui leur
permet de remplir des fonctions qui génèrent du capital.
Cette notion d’organisation de la
réalité dans un univers conceptuel est au centre de la philosophie dans le
monde entier. En France, le philosophe Michel Foucault l’a décrite comme une
« région médiane » qui fournit un système de « codes fondamentaux »,
ceux-ci formant le réseau secret où la société établit l’éventail toujours plus
large de ses « conditions de possibilité ». Je considère la propriété
formelle comme une sorte d’aiguillage qui nous permet d’étendre encore et
toujours le potentiel des biens que nous accumulons, en augmentant chaque fois
le capital. Je me réfère aussi à la notion de monde 3 selon Popper,
réalité différente du monde 1 des objets matériels et du monde 2
des états mentaux, dans lequel les produits de l’esprit prennent une existence
autonome qui affecte la manière dont nous abordons la réalité matérielle. Et
c’est vers ce monde conceptuel que la propriété formelle nous emmène, un monde
où l’Occident organise la connaissance sur les biens et extrait de ceux-ci un
potentiel de création de capital.
Ainsi la propriété formelle
est-elle une chose extraordinaire, qui va bien au-delà de la simple possession.
Alors que tigres et loups protègent leur territoire en montrant les dents,
l’homme, animal physiquement bien plus faible, a fait appel à son cerveau pour
créer un environnement juridique – la propriété – qui remplira le même office.
Sans que personne s’en soit pleinement aperçu, les systèmes de représentation
de l’Occident, créés pour régler des revendications territoriales, ont acquis
une vie propre en apportant la base pour fixer et réaliser le capital.
Les ennemis des
représentations
Paradoxalement, les adversaires
du capitalisme ont toujours paru plus conscients de l’origine virtuelle du
capital que les capitalistes eux-mêmes. C’est cet aspect virtuel du capitalisme
qui leur paraît si insidieux et si dangereux. Le capitalisme
, accuse Viviane
Forrester dans son best-seller L’Horreur économique, « a envahi l’espace
matériel aussi bien que l’espace virtuel […] il a confisqué et dissimulé la
richesse comme jamais auparavant, il l’a mise hors de portée du peuple en la
cachant sous forme de symboles. Les symboles sont devenus les sujets d’échanges
abstraits qui n’interviennent nulle part ailleurs que dans le monde
virtuel ». Consciemment ou non, Viviane Forrester s’inscrit dans une
longue tradition de méfiance envers les représentations économiques de la
réalité virtuelle – ces « subtilités métaphysiques » que Marx jugeait
pourtant nécessaires pour comprendre et accumuler la richesse.
Cette crainte de la
virtualité du capital est compréhensible. Chaque fois que la civilisation
imagine une nouvelle manière d’utiliser des représentations pour gérer le monde
matériel, les gens se sentent méfiants. À son retour de Chine, Marco Polo a
étonné les Européens en leur apprenant que les Chinois utilisaient de la
monnaie de papier et non de métal, ce qui a tout de suite été dénoncé comme de
l’alchimie. Le monde européen a résisté à la monnaie représentative jusqu’au
XIXe siècle. Des dérivés plus récents comme l’argent électronique,
les virements et désormais l’omniprésente carte de crédit ont aussi eu besoin
de temps pour se faire accepter. On peut comprendre que des représentations de
la valeur moins pondéreuses et davantage virtuelles suscitent un sentiment de
scepticisme. Les nouveaux dérivés de la propriété (comme ceux issus de la
titrisation de crédits hypothécaires) peuvent contribuer à la formation de
capital supplémentaire, mais rendent la vie économique plus difficile à
comprendre. Aussi beaucoup se sentent-ils plus à l’aise devant l’image des
nobles travailleurs manuels tels que les montrent les fresques soviétiques ou
latino-américaines, courbés dans les champs ou derrière leurs machines, que
devant des capitalistes qui brassent et négocient titres, actions ou
obligations dans la réalité virtuelle de leurs ordinateurs. Comme si l’on se
salissait davantage les mains à travailler avec des représentations plutôt que dans
la graisse ou la boue.
De nombreux
intellectuels ont vu dans la propriété de papier, comme dans tout système
représentatif, du langage écrit aux cybersymboles en passant par l’argent, un
instrument de tromperie et d’oppression. L’hostilité aux représentations a été
un puissant courant de fond dans la formation des idées politiques. Le
philosophe français Jacques Derrida rappelle dans De la grammatologie
que Jean-Jacques Rousseau considérait l’écriture comme une cause importante
d’inégalité entre les hommes. Pour lui, ceux qui savent écrire ont la haute
main sur les lois écrites et les documents officiels, et donc sur le destin des
gens. Claude Lévi-Strauss a lui aussi soutenu que « la fonction
essentielle de la communication écrite est de faciliter l’assujettissement ».
Je sais aussi bien que
n’importe quel anticapitaliste que les systèmes de représentation, en
particulier ceux du capitalisme, ont été utilisés à des fins d’exploitation et
de conquête, qu’ils ont mis les masses à la merci d’un petit nombre. J’ai
montré dans ce livre comment les documents officiels avaient servi à une
domination éhontée. Et pourtant, l’art et la science des représentations font
partie des piliers de la société moderne. Toutes les imprécations comme
l’écriture, l’argent électronique, les cybersymboles et les titres de propriété
ne les feront pas disparaître. Il convient plutôt de rendre les systèmes de
représentation plu simples et plus transparents, et de faire le maximum pour
aider les gens à les comprendre. Sinon, l’apartheid juridique persistera et les
outils de création de richesses resteront entre les mains de ceux qui vivent à
l’intérieur de la cloche de verre.
La réussite capitaliste
est-elle un trait culturel ?
Songeons à Bill Gates,
le plus riche et le plus comblé des entrepreneurs. En dehors de son génie
personnel, quelle est la partie de sa réussite due à son environnement culturel
et à son « éthique protestante » ? Et celle qu’il doit au régime
de propriété juridique des États-Unis ?
Sans brevets pour les
protéger, combien d’innovations logicielles aurait-il pu créer ? Sans
contrats exécutoires, combien de contrats et de projets à long terme aurait-il
pu mener à bien ? Sans systèmes de limitation de la responsabilité et sans
polices d’assurance, combien de risques aurait-il pu prendre à ses
débuts ? Sans registres de propriété pour le fixer et le stocker, combien
de capital aurait-il pu accumuler ? Sans représentations fongibles de la
propriété, combien de ressources aurait-il pu rassembler ? Sans la
possibilité de distribuer des stock-options, combien d’autres millionnaires
aurait-il pu faire autour de lui ? Sans être en mesure de regrouper de
petits ateliers dispersés, combien d’économies d’échelle aurait-il pu
réaliser ? Sans succession héréditaire, comment pourrait-il transmettre
son empire à ses enfants et à ses collègues ?
Je ne pense que Bill
Gates ou n’importe quel entrepreneur occidental pourrait réussir sans des
systèmes de droits de propriété reposant sur n contrat social fort et unifié.
Et je formule humblement cette suggestion : avant qu’un privilégié
quelconque dans une cloche de verre essaie de nous convaincre qu’il faut
posséder certains traits culturels pour réussir dans le capitalisme, essayons
donc d’abord de voir ce qui arriverait si les pays en voir de développement et
les ex-pays communistes se dotaient de systèmes de droits de propriété capables
de créer du capital pour tout le monde.
Tout au long de
l’histoire, les peuples ont confondu l’efficacité avec laquelle les outils de
représentation dont ils ont hérité créent des surplus de valeur, et les valeurs
intrinsèques de leur culture. Ils oublient que souvent ce qui confère un
avantage à un groupe de gens donné est l’utilisation innovante qu’ils font du
système de représentation créé par une autre culture. Les Nordiques, par
exemple, ont dû copier les institutions juridiques de la Rome antique pour
s’organiser, et apprendre l’alphabet et les chiffres arabes pour véhiculer des
informations et faire des calculs. Et ainsi, aujourd’hui, peu sont conscients
de l’avantage énorme que les régimes de propriété formels ont conféré aux
sociétés occidentales. De nombreux Occidentaux en sont donc venus à croire que
la réussite de leur capitalisme est due à l’éthique de travail dont ils ont
hérité, ou à l’angoisse existentielle née de leur religion – alors que tout
autour du monde les gens travaillent avec un égal acharnement quand ils ont la
possibilité, et que l’angoisse existentielle ou les mères abusives ne sont pas
des monopoles calviniste ou juif. (Je suis aussi anxieux que n’importe quel
calviniste, surtout le dimanche soir, et au championnat des mères abusives, la
mienne vaut n’importe quelle New-Yorkaise). De la sorte, une grande partie des
recherches qui seraient nécessaires pour expliquer pourquoi le capitalisme
échoue ailleurs qu’en Occident sont bloquées par la masse des postulats largement
invérifiables qu’on appelle « culture », et qui aboutit surtout à
donner un sentiment de supériorité à un trop grand nombre de ceux qui vivent
dans les enclaves privilégiées de notre monde.
Un jour, ces arguments
de culture se déliteront quand les preuves irréfutables des effets des bonnes
institutions politique et de droit de la propriété s’imposeront. Cependant,
comme l’a fait observer Fareed Zakariaa dans la revue Foreign Affairs, « la
culture est à la mode. Par culture, je n’entends pas Wagner ou l’expressionisme
– ils ont toujours été en vogue –, mais plutôt la culture comme explication des
phénomènes sociaux […] Les explications culturelles perdurent parce qu’elles
plaisent aux intellectuels. Elles valorisent la connaissance détaillée des
histoires nationales, dont les intellectuels ne sont pas avares. Elles ajoutent
un peu de mystère et de complexité à l’étude des sociétés… Mais la culture
elle-même peut être modelée et modifiée. Derrière beaucoup d’attitudes, de
goûts et de préférences culturels, on trouve les forces politiques et
économiques qui les ont façonnés ».
Je ne dis pas que la
culture soit sans importance. Il y a chez tous les peuples du monde des
préférences, des compétences et des schèmes de comportement qui peuvent être
considérés comme culturels. Le problème est de savoir lesquels de ces traits relèvent
réellement de l’identité profonde et immuable d’un peuple et lesquels sont
déterminés par des contraintes économiques et juridiques. Les squats illégaux
d’Égypte et du Pérou résulteraient-ils d’anciennes traditions nomades
impossibles à éradiquer chez les Arabes et des méthodes de cultures à
différentes altitudes dans les montagnes andines chez les Quechuas ? Ou
bien viennent-ils de la bonne quinzaine d’années de démarches nécessaires tant
en Égypte qu’au Pérou pour obtenir des droits de propriété sur une terre
déserte ? D’après mon expérience, c’est la seconde réponse qui est la
bonne. Quand les gens ont à leur disposition un mécanisme organisé de
colonisation des terrains qui reflète un contrat social, ils adopteront la voie
légale, et seule une minorité, comme partout ailleurs, en restera à
l’appropriation extralégale. Une grande partie des comportements aujourd’hui
attribués à un héritage culturel ne résultent pas de traits ethniques ou de
particularismes, mais d’une évaluation rationnelle des coûts et des avantages
respectifs de l’entrée dans le système légal de propriété.
La propriété légale
donne le pouvoir aux individus, quelle que soit leur culture. Je doute donc que
la propriété, en soi, contredise directement une grande culture quelconque. Il
est clair que les migrants vietnamiens, cubains et indiens s’adaptent
facilement au droit de la propriété des États-Unis. Un droit de la propriété
convenablement conçu est capable de dépasser les limites des cultures et
d’accroitre la confiance entre cultures et, en même temps, de rendre moins
coûteuse la convergence des choses et des pensées. Les régimes de propriété
légaux fixent les taux de change entre différentes cultures et leur confèrent
donc un socle de références économiques communes à partir duquel elles pourront
faire des affaires ensemble.
La seule chose qui
compte
Ma conviction est que
le capitalisme a fait fausse route dans les pays en voie de développement et
les ex-pays communistes. Il n’est pas équitable. Il a perdu le contact avec
ceux qui devraient être ses partisans les plus nombreux, et au lieu d’être une
cause qui ouvre des perspectives à tous, il apparaît de plus en plus comme le
leitmotiv d’une corporation égocentrique d’hommes d’affaires et de technocrates
à leur service. Je crois, et j’espère que ce livre l’aura montré, que cet état
de choses est relativement facile à corriger – à condition que les gouvernants
soient disposés à accepter les conditions suivantes :
1.
Il faut
connaître plus en détail la situation et le potentiel des pauvres ;
2.
Tout le monde
est capable d’épargner ;
3.
Ce qui manque
aux pauvres est d’avoir des régimes de propriété juridiquement unifiés capables
de transformer leur travail et leurs économies en capital ;
4.
La désobéissance
civile et les mafias contemporaines ne sont pas des phénomènes marginaux mais
le résultat du mouvement de milliards de ruraux vers les grandes
métropoles ;
5.
Dans ce
contexte, les pauvres ne sont pas un problème mais une solution ;
6.
Mettre en œuvre
un régime de propriété qui crée du capital est un enjeu politique, car cela
suppose d’avoir le contact avec les populations, de comprendre le contrat
social et de réaménager le système juridique.
Avec sa victoire sur le
communisme, le capitalisme a épuisé son vieux programme de progrès économique ;
il lui faut des promesses nouvelles. Il serait absurde de continuer à réclamer
des économies ouvertes sans admettre que l’ouverture apportée par les réformes
économiques en cours ne profite qu’à de petites élites mondialisées alors que
la plus grande partie de l’humanité reste au-dehors. La mondialisation
capitaliste ne vise aujourd’hui qu’à relier entre elles les élites qui vivent à
l’intérieur des cloches de verre. Pour soulever ces dernières et se débarrasser
de l’apartheid de la propriété, il faudra dépasser les frontières actuelles de
l’économie et du droit.
Je ne suis pas un
capitaliste forcené. Je ne considère pas le capitalisme comme un credo. Plus
importants à mes yeux sont la liberté, la compassion pour les pauvres, le
respect du contrat social et l’égalité des chances. Mais, pour le moment, il
n’existe qu’un moyen pour atteindre ces objectifs : le capitalisme. C’est
le seul système à notre connaissance qui apporte les outils requis pour créer
un surplus de valeur massif.
Beaucoup des idées
exposées dans ce livre s’appuient sur des études pratiques conduites dans
différents pays du monde. Pour en savoir plus sur la nature de ces travaux,
vous pourrez consulter le site web de l’Institute of Liberty and
Democracy : www.ild.org.pe
Je suis heureux d’être
originaire du tiers monde, car ce dernier représente un défi passionnant :
réaliser la transition vers un système capitaliste de marché qui respecte les
désirs et les convictions des gens. Quand le capital réussira non seulement en
Occident, mais partout ailleurs, nous pourrons dépasser les limites du monde
matériel et utiliser notre cerveau pour plonger dans l’avenir.