jeudi 17 septembre 2015

Daech, le retour de l’Ikhwan

L’histoire bégaie, il n’y a rien de nouveau dans l’apparition ou le fonctionnement de l’État islamique. Les Occidentaux auraient tort de ne pas s’en rappeler.

ikhwan

par Alain Bauer
Et l’État Islamique durait. Après des proclamations de victoires – en grande partie falsifiés aux dires de l’Inspection générale des armées américaines –, après des opérations aériennes massives aux résultats incertains (pour le mieux), après d’incessants débats sur l’art et la manière d’engager une action au sol en Syrie (à la différence notable de l’Irak), après les contorsions complexes de l’allié turc (qui lui se rappelle qu’il est d’abord l’Empire Ottoman), après le début de la crise des réfugiés qui submergent l’Europe, le temps de la realpolitik commence à trouver son espace.
À Moscou comme dans le Golfe on se prépare, l’épisode de l’accord avec l’Iran terminé, au grand dam des monarchies sunnites et d’Israël, à choisir le moins mauvais de ses ennemis et à se trouver des alliés de circonstance, en CDD, pour résoudre les problèmes les plus urgents.
Et l’Arabie saoudite, la clef de tout le problème, à la fois géniteur, générateur et victime, semble sur la voie du compromis.
Comme souvent, la nostalgie et l’amnésie sont les principaux ennemis de l’Occident lorsqu’il met son nom dans des territoires dont il ne comprend ni l’histoire, ni la culture.
Ce qu’on croit toujours devoir appeler Al-Qaïda (devenu en partie le Front Al Nosra) fut inventé par l’Occident pour lutter contre l’intervention soviétique en Afghanistan, et qui s’est retournée contre ses fondateurs après la chute du Mur de Berlin.
L’État Islamique, émanation d’une “Sainte-Alliance” des Sunnites contre l’idée même d’un accord avec l’Iran (ou pour rester dans le ton, l’Empire Perse), connaît le même processus de rupture avec ses géniteurs.

Hijra et bayah

En soulignant que l’Arabie Saoudite était selon lui la “tête du serpent et le fief de la maladie”, le Caliphe Ibrahim [Abou Bakr Al-Baghdadi, ndlr] a clairement montré où se trouvait l’objectif réel de sa sédition. Le Memri (Observatoire du Moyen-Orient) en a même établi un récapitulatif éclairant : le deuxième numéro de ‘Dabiq’ [magazine de propagande djihadiste, ndlr] cite un hadith du Prophète qui définit précisément l’ordre de priorités après la création de l’État : “Vous envahirez la péninsule Arabique, et Allah vous permettra de la conquérir. Vous envahirez alors la Perse, et Allah vous permettra de la conquérir. Vous envahirez ensuite Rome, et Allah vous permettra de la conquérir. Puis vous combattrez le Dajjal [imposteur ou antéchrist pour les musulmans], et Allah vous permettra de le conquérir”. La lutte contre l’Occident à ce stade passe après les devoirs de hijra – immigration vers l’État du califat islamique – et de bayah – serment d’allégeance au calife –, deux points essentiels de l’instauration du califat.
 
Tandis que les publications d’Al-Qaïda en anglais, comme son magazine ‘Inspire’, abondent en incitations à la terreur, incluent des conseils pratiques et des informations professionnelles sur l’exécution d’attentats en Occident, presque rien de tel n’apparaît dans les publications de l’EI ou dans les discours de ses dirigeants. Au contraire, l’EI exhorte sans relâche les musulmans résidant en Occident à accomplir la hijra vers l’État islamique – qui manquerait d’experts et de personnel qualifié (médecins, ingénieurs, experts militaires, ecclésiastiques et administrateurs) – pour le renforcer et contribuer à sa réussite. L’ordre séquentiel est clair : la hijra est le sentier du djihad (notamment le djihad visant à préserver le califat naissant et ses frontières évolutives), et “l’État islamique passe avant Al-Malhama [la bataille contre les croisés]”.
‘Dabiq’, rédigé en anglais à l’attention de lecteurs occidentaux, établit en outre : “Une vie de djihad sera impossible tant que vous n’aurez pas emballé pas vos affaires pour rejoindre le califat”.
Dans le même numéro, on peut lire : “Beaucoup de lecteurs s’interrogent probablement sur leurs obligations vis-à-vis du califat aujourd’hui. C’est pourquoi l’équipe de ‘Dabiq’ entend communiquer la position des dirigeants de l’État islamique sur cette importante question. La priorité est d’effectuer la hijra, d’où que vous soyez, vers l’État islamique, de darul-kufr à darul-Islam”.

L’histoire de l'Ikhwan

Ce n’est pas la première fois qu’une telle situation se présente aux Saoudiens. Ils furent ainsi confrontés dès la création du Royaume, à une révolte de l'Ikhwan.
L'Ikhwan (fraternité) est une milice islamique créée par Ibn Seoud au début des années 1900, formée par des tribus bédouines devenues la garde prétorienne du conquérant et fondateur de l’Arabie moderne.
L’organisation vise à sédentariser les tribus car la vie nomade serait incompatible avec l’islam. Ils attaquaient généralement sous la forme de raids aux règles immuables : les mâles capturés sont égorgés. Ils se heurtèrent aux forces britanniques en Transjordanie, où ils étaient alors près de capturer la capitale Amman.
Après l’instauration du Royaume, ils se rebellent contre Ibn Seoud, l’accusent d’impureté pour avoir accepté l’installation du téléphone ou pour avoir envoyé son fils en Egypte (pays jugé mécréant). En fait, pour avoir signé un accord interdisant leurs raids contre les territoires limitrophes (traité de Djeddah par lequel il renonce à toute extension du territoire saoudien au détriment des souverains protégés par Londres, tandis que les Britanniques reconnaissent le statu quo et donc son autorité territoriale).
Le pouvoir des Saoud tente de trouver une solution à la crise en soumettant leurs accusations aux savants religieux (oulémas). Mais ils combattent une force irakienne, violent la zone neutre arabo-irakienne, et attaquent le Koweït en janvier 1928. Les Britanniques, ne voyant aucun signe des Saoud pour mettre fin à ces opérations, bombardent le Najd en représailles. Fin 1928, excédé, Ibn Saoud dépose les leaders de la révolte et mate l'Ikhwan.
Les Seoud écrasent militairement le groupe mené par les sultans Bin Bajad Al-Otaibi et Faysal al-Duwish. en mars 1929 à la bataille de Sabilah au Najd grâce notamment à l’appui de l’aviation britannique. Ibn Humaÿd est capturé. Ibn Hithlaÿn est tué.
L'Ikhwan est éliminée en tant que force militaire organisée au début 1930. Les survivants sont incorporés dans les forces de sécurité régulières. Leur survivance constitue désormais l’essentiel de la Garde Nationale Saoudienne.

La dualité Saoud

Les dissensions internes et les tensions saoudiennes autour de l’État islamique ne se comprennent donc qu’à travers le prisme de la dualité historique inhérente et tenace au cœur de la doctrine du royaume, et particulièrement au rôle de Mohammad ibn Abd al-Wahab, fondateur du wahhabisme, et à l’application de sa doctrine radicale puritaine d’exclusion par Ibn Saoud, qui n’était alors qu’un chef de tribu parmi d’autres. Si l’Ikhhwan, bras armé du wahhabisme, a été éliminé, l’idée et le contenu sont devenus la colonne vertébrale du régime, et un produit d’exportation toléré par l’Occident qui le considérait avec un mépris tout matérialiste.
Les dirigeants saoudiens redirigeaient ainsi la pression wahhabite vers les pays étrangers, par le biais d’une révolution culturelle, plutôt que par une révolution violente interne.
L’écrivain américain Steven Coll a expliqué comment Abd al-Wahab, disciple austère et dogmatique du savant Ibn Taa’miya, méprisait “la noblesse égyptienne et ottomane bien comme il faut, prétentieuse, fumeuse de tabac et de haschisch, qui traversait l’Arabie en jouant du tambour pour aller prier à La Mecque”.
Taa’miya avait déclaré la guerre aux Chiites, aux Soufis et aux philosophes grecs. Il avait également condamné les pèlerinages sur la tombe du prophète et les festivités liées au jour de sa naissance, estimant qu’ils ne faisaient qu’imiter les rites idolâtres chrétiens. Abd al-Wahab confortait en signalant que “quiconque ne respecterait pas à la lettre cette interprétation de l’islam devrait craindre pour ses biens et pour sa vie”.

Dès 1790, l’Alliance Seoud Wahab contrôlait la quasi-totalité de la péninsule arabe et menait des expéditions répétées contre Médine, la Syrie et l’Irak.
En 1801, ils attaquèrent la ville sainte de Karbala, en Irak, et se livrèrent au massacre de milliers de Chiites, hommes, femmes et enfants. De nombreux sanctuaires chiites furent détruits, y compris celui de l’imam Hussein, le petit-fils assassiné du prophète Mohammed. Décrivant la situation, l’officier britannique Francis Warden écrivit : “Ils ont totalement dévasté Karbala, pillé la tombe d’Hussein (…) et massacré plus de cinq mille personnes en une seule journée, avec une cruauté extraordinaire…”
En 1803, Abdul Aziz entra dans La Mecque, dont les habitants, cédant à la terreur et à la panique, s’étaient rendus, et la même chose allait se produire à Médine. Les partisans d’Abd al-Wahab détruisirent plusieurs monuments historiques, ainsi que toutes les tombes et sanctuaires qu’ils contenaient. À l’issue des combats, des siècles d’architecture islamique avaient été réduits en poussière près de la Grande Mosquée.
En 1812, l’armée ottomane, composée d’Égyptiens, reprit Médine, Djeddah et La Mecque. En 1814, Saoud ibn Abd al Aziz mourut. Son fils, Abdullah ibn Saoud, fut emmené de force à Istanbul, où il fut exécuté d’une manière particulièrement horrible. Un visiteur de passage explique l’avoir vu traîné dans les rues d’Istanbul trois jours durant, avant d’être pendu puis décapité. Sa tête fut ensuite tirée par un canon, tandis que son cœur était extirpé et planté sur sa dépouille.
En 1815, les forces wahhabites furent écrasées par les Égyptiens, agissant sous les ordres des Ottomans. Trois ans plus tard, les Ottomans s’emparèrent de la capitale wahhabite, Dariya, qu’ils détruisirent entièrement. Le premier État saoudien avait vécu. Les quelques survivants se retirèrent dans le désert, où ils ne firent plus parler d’eux jusqu’au XXe siècle…
L’histoire bégaie, se répète peut-être. Mais l’Occident doit arrêter de l’ignorer ou de feindre de découvrir que les peuples, les tribus et les nations ont des souvenirs et que les frontières ne sont pas que des traits qu’on peut bouger sur les cartes.
Il n’y a rien de nouveau dans l’apparition ou le fonctionnement de l’État islamique. C’est le retour de l'Ikhwan…

Alain Bauer

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