lundi 21 octobre 2013

Entre Turquie et Europe : la grande dérive

Prise à revers par les révolutions arabes, la crise syrienne et le dégel des relations irano-américaines, la Turquie a vraisemblablement plus besoin de l'Europe qu'elle ne veut l'admettre aujourd'hui. 

Par Dominique Moïsi

Entre Turquie et Europe : la grande dérive

 

L'Europe s'éloigne de jour en jour de la Turquie », déclarait, la semaine dernière, le ministre turc chargé des Relations avec l'Union européenne, Egemen Bagis. Mais la Turquie ne s'est-elle pas également éloignée de l'Europe ces dernières années, un peu par déception, un peu par défi, un peu par calcul ? « Puisque vous ne voulez pas de moi, je peux vous le dire, je ne veux pas vraiment de vous ! »
En cet automne 2013, près de trois ans après le début des « révolutions arabes », la Turquie est plus à la recherche d'elle-même que de l'Europe, même si elle a plus besoin de l'Europe qu'elle n'est prête à l'admettre. Qu'est-ce que la Turquie aujourd'hui, quelles sont ses valeurs, quels peuvent être son projet et son avenir dans un environnement régional en pleine transformation ? Le printemps arabe devait consacrer le grand retour de la Turquie, comme géant économique, comme modèle démocratique et comme acteur stratégique incontournable dans l'ensemble de la région. Une nation courageuse et fière, issue d'un grand empire, fournissait au monde la preuve qu'Islam et démocratie, Islam et modernité étaient parfaitement compatibles. Des pays arabes comme l'Egypte ne pouvaient que se tourner vers le modèle turc. Certes, il y avait des réticences du côté des Egyptiens à l'encontre de ces « Ottomans » qui les avaient dominés. Et, du côté turc, il existait comme un résidu de complexe de supériorité à l'égard du monde arabe : « Que peut-on vraiment attendre de ces explosions, sinon de la confusion et de la violence ? » se disait-on à Istanbul.
Pourtant, après l'effondrement de l'URSS - qui avait réveillé les ambitions néo-ottomanes d'Ankara dans le Caucase et l'Asie centrale -, c'était le processus révolutionnaire au Moyen et au Proche-Orient qui semblait offrir comme un parfum de revanche aux héritiers (orphelins) de l'empire, qui ne se sont toujours pas réconciliés avec sa dissolution, il y a presque un siècle de cela. L'Europe peureuse et poussive ne voulait pas de la Turquie : qu'importe, l'accélération de l'histoire lui offrait des alternatives plus glorieuses. Si, vue de Bruxelles ou de Paris, la Turquie était trop « orientale » et trop « religieuse », vue du Caire ou de Tunis, elle allait être un pont musulman vers l'Occident libéral et l'Asie de la croissance économique. De plus, la Turquie n'avait-elle pas en main des cartes spécifiques qu'elle allait pouvoir pleinement utiliser, à travers sa politique de bon voisinage avec deux de ses voisins et rivaux particulièrement difficiles, l'Iran et la Syrie, sans parler de l'Egypte du président Morsi ?
Hélas pour la Turquie, rien ne s'est passé comme l'espéraient ses dirigeants et ses élites. La révolution arabe a plutôt agi comme un révélateur, au sens chimique du terme, des faiblesses et des contradictions turques, elles-mêmes aggravées dernièrement par la politique, sinon la personnalité de Recep Tayyip Erdogan. Il y a un coût à jouer avec le nationalisme turc d'un côté et l'Islam de l'autre. On recueille ce que l'on sème. Il y a aussi un prix à payer pour la montée de l'autoritarisme. Au printemps 2013, les manifestations de la place Taksim rappelaient sans doute davantage le climat de « La Révolution introuvable » de Mai 68 en France - pour reprendre le titre de l'essai de Raymond Aron - ou la contestation de la jeunesse brésilienne que les phénomènes proprement révolutionnaires de la place Tahrir au Caire.
Mais ce qui unit les Turcs aujourd'hui est moins la fierté et l'espoir de l'extension de leur influence que la peur de l'éclatement et de la désintégration de leur nation. Le problème kurde les obsède d'autant plus qu'ils ont le sentiment d'avoir perdu la main sur deux dossiers essentiels, celui de la Syrie et celui de l'Iran. Au cours des derniers mois, Ankara avait adopté une position toujours plus dure à l'encontre du régime de Bachar Al Assad. La Turquie d'Erdogan ne voyait pas d'autre scénario que celui de la chute du régime. L'accord passé entre Moscou et Washington est, de ce point de vue, une très mauvaise nouvelle. Pour prix de la destruction de ses armes chimiques, le régime ne s'est-il pas sauvé ? A quoi bon faire la cour au monde occidental, reprendre un dialogue presque normal avec Israël, si pour seule récompense Ankara a le sentiment d'être abandonné par Washington ?
De la même manière, la modération nouvelle dont semble faire preuve l'Iran du président Rohani, et les progrès qui sont peut-être en train de s'accomplir sur le dossier du nucléaire, donnent à la Turquie un sentiment frustrant d'inutilité, sinon d'isolement. A quoi bon se percevoir et être perçu comme un acteur stratégique incontournable dans la région si c'est pour se retrouver presque marginalisé ?
Alors que la croissance économique se réduit comme peau de chagrin, que le régime se durcit et que l'influence diplomatique d'Ankara se révèle décevante, les Turcs se demandent ce qui leur est arrivé. Loin de se livrer à un examen de conscience positif et modéré, ils ont trop souvent tendance, hélas, à se réfugier dans un nationalisme d'autant plus sourcilleux qu'il traduit une absence de confiance en soi toujours plus grande. Comment dépasser des illusions perdues, c'est tout le problème de la Turquie aujourd'hui. Et si la Turquie avait plus besoin de l'Europe qu'elle n'était prête à l'admettre ? La réponse aux dilemmes de la Turquie en Orient se trouve peut-être en fin de compte en Occident.
Dominique Moïsi, professeur au King's College de Londres, est conseiller spécial à l'Ifri.
 Les Echos
http://www.lesechos.fr/opinions/chroniques/0203076575998-entre-turquie-et-europe-la-grande-derive-620130.php  

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