samedi 18 octobre 2014

Peut-on se passer de Dieu?


L'athéisme n'est pas une entreprise de tout repos pour qui veut trouver un sens à l'existence. Aujourd'hui, nombre de penseurs cherchent à nouveau dans la religion des ressources pour penser notre monde.
Par Eric Aeschimann et Marie Lemonnier
"Il y a des gens que la pornographie gène, moi pas du tout. Ce qui me gêne, qui me paraît beaucoup plus délicat à aborder, beaucoup plus impudique que des confidences sexuelles, ce sont "ces choses-là" : les choses de l'âme, celles qui ont trait à Dieu". Nous sommes à la page 546 du nouveau livre d'Emmanuel Carrère. L'auteur de "D'autres vies que la mienne" est l'un des romanciers actuels les plus cotés, l'incarnation même de l'ère de l'autofiction, symbole du narcissisme contemporain. Sa maison d'édition, P.O.L, est le temple de la branchitude littéraire. Et pourtant, le récit très attendu qui paraîtra le 10 septembre porte entièrement sur la question de la foi. Son titre : "le Royaume". Avec un "R" majuscule : le Royaume de Dieu. Et visiblement, il lui en a plus coûté de se dévoiler sur ce terrain-là que sur n'importe quel autre pan de son intimité.
Dans "Son visage et le tien"(1), récit à paraître début octobre où il retrace lui aussi l'histoire de sa relation au divin, Alexis Jenni, prix Goncourt 2011 pour "l'Art français de la guerre", raconte l'effroi de sa propre mère face à cette interrogation : "Elle craignait cette masse obscure qui pesait sur sa vie ; elle était tout imprégnée  de ce poids, mais sans vouloir s'en approcher, et non plus s'en éloigner, ni même en parler". Une masse sombre qui nous encombre, qu'on ne veut pas regarder, mais qu'on sait présente, là, juste derrière nous...
Dieu est mort, proclame Nietzsche. Mais le big crash causé par cette disparation n'a pas fini de faire sentir son effet de souffle. et, faute d'avoir retrouvé le cadavre, certains peuvent crier à la disparition momentanée. Pourtant, le certificat de décès n'est guère nécessaire. Sauf à confondre les nouveaux relents identitaires avec un "retour du religieux", ou à donner une importance démesurée à de petites sphères fondamentalistes - plutôt rares de ce côté-ci de l'Atlantique -, Dieu n'habite plus le monde des Européens depuis un moment. Renvoyé à l'état de poussière céleste ou simplement rangé aux abonnés absents. La chose a été largement diagnostiquée : désenchantement du monde, sortie de la religion, sécularisation... Ni les control freaks intégristes, plus passionnés par des règles de vie codifiées que par de grandes questions théologiques, ni le retour en grâce du pèlerinage au Saint-Jacques-de-Compostelle (http://fr.wikipedia.org/wiki/Saint-Jacques-de-Compostelle) - pas si éloigné finalement d'un genre de safari religieux -, ni les folies salafistes, ni le judaïsme ultra haredim, et encore moins le néopaganisme new age de certains Occidentaux, ne permettent d'avancer une réelle inversion de la tendance au déclin de la foi. Seulement, ce célèbre disparu, qu'on le nomme "Dieu le Père" chez les chrétiens, "l'imprononçable" dans le judaïsme ou Allah dans l'islam qui connaît 99 appellations mais pas de pluriel, n'en reste pas moins étonnamment présent dans nos esprits. Comme une ombre géante, une persistance rétinienne, un fantôme insistant.
Et il ne suffit pas de se proclamer athée pour avoir à jamais liquidé le récurrent problème. "Je ne crois pas en Dieu mais il me manque", écrit Julian Barnes, "athée heureux" mais obsédé par la mort, en ouverture de "Rien à craindre", paru en 2008 en Grande-Bretagne. "Il y a des jours où mes anciennes convictions me manquent à la façon d'un membre amputé", a même reconnu le chef de file américains des activistes anti-Dieu, Christopher Hitchens, passé par le christianisme grec orthodoxe avant de lancer une offensive générale contre la religion. L'auteur récemment décédé de "Dieu n'est pas grand" disait là, paradoxalement, la difficulté à combler un vide de la taille de Dieu. "J'ai décidé à un moment de ne plus croire, et j'ai senti un trou effrayant. Je me suis empressé de croire à nouveau", fait également dire à son grand-père l'écrivain Alexis Jenni. L'athéisme, écrivait Sartre, est décidément une entreprise cruelle et de longue haleine.
Athée revendiqué mais refusant cette pente postmoderne à la nostalgie vaine pour les idoles passées, Alain de Botton avait pour sa part déplacé la perspective dans drôle et très percutant "Petit Guide des religions à l'usage des mécréants", sorti en 2012. Les religions sont trop utiles, trop efficaces et trop intelligentes, y disait-il, pour être abandonnées aux seuls croyants. Au lieu de les rallier, le philosophe britannique invitait les athées et agnostiques de tout poil à "piller" les bonnes idées dont elles regorgent.
A leur manière déconcertante, certains des plus grands noms de la pensée contemporaine se sont du reste déjà engagés depuis une quinzaine d'années dans la "razzia" sur les concepts les plus forts du monothéisme. A tel point que l'on s'est autorisé à parler d'un véritable "tournant théologique" de la pensée actuelle. Historiquement, les philosophes ont d'abord pensé le Dieu organisateur, d'Aristote jusqu'à Leibniz ; puis le Dieu du cœur, de Pascal ou de Kierkegaard. La foi dans le progrès aidant, la philosophie s'est ensuite passée de Dieu. Au XIXe siècle, elle rangea la grande figure au placard des constructions humaines ne fournissant qu'une consolation illusoire (Feuerbach, Marx, Freud) ; il y avait certes d'autres sujets de l'histoire : le peuple, la Révolution, l'inconscient... Avec la chute des idéologies et des grands récits laïques, au XXe siècle, le vide deviendra cette fois abyssal. Avec le siècle du "mal", c'est le Dieu de la morale qui s'absente définitivement. "Dieu est mort au bout de la corde d'un bourreau à Auschwitz", écrit l'auteur de "la Nuit", Elie Wiesel, après avoir subi l'horreur de l'univers concentrationnaire.
Pas vraiment étonnant, dès lors, que le renouveau de la pensée de Dieu jaillisse prioritairement du côté d'intellectuels radicaux comme Alain Badiou, qui se lançait dès 1997 (2) sur les traces d'un saint Paul porteur du premier projet universaliste, ou le philosophe star Slavoj Zizek, qui, depuis "la Marionnette et le Nain. Le christianisme entre perversion et subversion" (Seuil, 2006) et "Fragile absolu. Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu?" (Flammarion, 2008), tente de réhabiliter la notion d'infini pour la penser d'un point de vue matérialiste. C'est tout le noyau proprement révolutionnaire du christianisme que ces athées cherchent ainsi à extraire dans l'espoir d'ouvrir de nouveaux types d'espaces collectifs. Formidable retournement de situation : Dieu qui était l'opium du peuple chez Marx devient la possibilité même d'un dépassement critique du capitalisme, Dieu, du coup, devient un Dieu-notion, sans attribut sans qualité, sans dogme no credo, sans affiliation ni révélation. Dieu est vide et c'est paradoxalement ce qui fait son attrait nouveau.
"Notre époque découvre la théologie, énonçait déjà Deleuze, dès 1965, dans "Logique du sens". On n'a plus du tout besoin de croire en Dieu. Nous cherchons plutôt la "structure", c'est-à-dire la forme qui peut être remplie par les croyances, mais qui n'a nullement besoin de l'être pour être dite théologique". Dans le même élan, le philosophe Jean-Luc Nancy, qui avoue avoir toujours tourné autour du concept de Dieu sans vouloir s'en arracher, y cherche une "trouée" possible pour un monde fermé sur lui-même (3).
Au début du film "Melancholia", l'hypnotique chef-d'oeuvre du réalisateur Lars von Trier sorti en 2011, Justine (Kristen Dunst) va se marier. Elle devrait être éperdue de bonheur, mais non : ce mariage la dégoûte et elle sombre dans la dépression, tandis que tout semble réussir à sa sœur Claire (Charlotte Gainsbourg), propriétaire du splendide domaine. Mais à l'approche de la planète Melancholia qui doit percuter la terre, Claire s'effondre psychiquement et Justine reprend vie ; et elle fait ce geste inouï : face à l'imminence de la destruction du monde, elle ramasse quelques branches et dresse une petite tente, non pour se protéger, mais pour proclamer quelque chose ... Réunissant les quelques branches d'un long passé théologique, les philosophes contemporains semblent, eux aussi, préparer le terrain pour des vérités à venir.
(1) "Son visage et le tien", d'Alexis Jenni, chez Albin Michel, à paraître le 2 octobre.
(2) "Saint-Paul. La fondation de l'universalisme" par Alain Badiou, PUF, 1997.
(3) "L'Adoration" de Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000.

LE PARI DE KIERKEGAARD

Par Vincent Delecroix
Croire, c'est parier. Nul besoin de songer au pari de Pascal pour s'en souvenir, puisque nous l'éprouvons tous les jours: j'ai fait hier soir le pari que le soleil se lèverait demain et en m'asseyant à ce bureau, j'ai parié, sans m'en apercevoir, que la chaise était solide. Qu'est-ce qui différencie ces croyances ordinaires, d'ailleurs vitales, du pari sur l'immoralité de l'âme ou l'existence de Dieu? La seule différence apparente tient à ce qu'on peut parier avec plus ou moins d'assurance, en étant presque sûr de gagner (il est très peu probable que le soleil ne se lève pas demain) ou en demeurant dans l'incertitude. Question d'enjeu, de degrés aussi, d'indices concordants. Question de calcul, donc, c'est-à-dire de rationalité : l'une des règles fondamentales de la rationalité moderne que nous a enseignée Locke commande de proportionner son assentiment au degré d'évidence disponible.
A ce jeu, le pari de la foi paraît assez déraisonnable, sinon irrationnel. Or il arrive que le "croyant", loin de chercher à réduire cette lacune (le manque d'évidence) , la revendique au contraire comme l'une des marques essentielles de sa foi. Est-il stupide ? C'est possible, mais il est possible aussi qu'il comprenne autrement ce que signifie croire. Car voilà le problème : cet acte présente deux faces presque opposées, comme "je crois que" est soit l'expression d'un doute relatif et proportionné, soit au contraire une affirmation absolue. Ne croire que sur le fondement d'indices concordants, demande alors le "croyant", attendre d'avoir des preuves suffisantes, proportionner timidement son assentiment au degré d'évidence, est-ce vraiment croire, au sens fort ? Même dans ce cas, il y a un instant où il faut se jeter à l'eau, décider : toutes les raisons du monde ne peuvent se substituer à ce saut dans l'inconnu, aussi minuscule soit-il. Or c'est ce moment que la foi radicalise, en mettant l'accent sur le hiatus qui sépare raisons de croire et décision de croire. Affaire de décision, elle devient un pur acte de la volonté et non une question de savoir. Donc : plus l'écart se creuse, plus le pari est risqué, plus pur est l'acte de croire comme décision et engagement. Ce qui revient à soutenir ce paradoxe fondateur : croire vraiment, avoir la foi, ce n'est pas croire au croyable. On ne peut croire vraiment, au sens fort,  qu'à l'incroyable, telle est la surprenante logique qui fait de la foi un pari. Deux tempéraments s'opposent alors, peut-être deux vertus : la prudence d'un côté (la croyance ordinaire qui a affaire au crédible), l'audace de l'autre (la foi qui a affaire à l'in-croyable). Celui qui cherche le confort des assurances, celui qui vit l'effroi du salut. Le second ressemble à Abraham, "le père de la foi". Lorsque Kierkegaard veut faire apparaître les traits spécifiques de la foi religieuse, c'est en effet vers Abraham qu'il se tourne, vers l'histoire de cet homme à qui Dieu avait promis une riche descendance et à qui il demande, de manière incompréhensible et révoltante, de sacrifier son fils unique et chéri. Celui à qui le Dieu moral commande le pire des meurtres, mais qui croit contre toute sagesse ou calcul, contre la loi morale. Dieu tiendra parole : Abraham choisit de faire confiance (fides, foi) contre toute raison. Il montre aussi que croire n'est croire au possible, mais justement à l'impossible (à Dieu tout est possible) - à la possibilité de l'impossible, commente à son tour Derrida -, non pas au terme d'un calcul raisonnable mais "en vertu de l'absurde", selon l'expression de Kierkegaard. Dans ce cas, affaire de volonté nue, la revanche ne regarde que l'individu dans sa singularité : il y engage toute sa personne, la forme de son existence s'y décide. Selon Kierkegaard, tant qu'elle n'aura pas affronté cette épreuve - décider pour ou contre, mais décider vraiment, parier - la subjectivité restera en dessous d'elle-même, car c'est dans la solitude radicale du pari où l'on engage toute sa vie qu'on devient un sujet, un Individu véritable.
BIO: Philosophe et romancier, Vincent Delecroix, 44 ans, enseigne la philosophie de la religion à l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Il est l'auteur notamment de "la Preuve de l'existence de Dieu" (Actes Sud, 2004).

MARX CONTRE LES ENDORMEURS

Par Jean Salem
"La religion est l'opium du peuple", das Opium des Volks. Cette formule, ô combien célèbre, se trouve dans l'un des deux écrits que le jeune Karl Marx avait rédigés, en 1843, pour l'unique numéro des "Annales franco-allemandes". Cette revue était éditée par des révolutionnaires allemands, alors émigrés à Paris. Et les deux opuscules de Marx qui y figuraient avaient pour titres respectifs "la Question juive" et "contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction". "La misère religieuse, écrivait Marx dans ce dernier texte, est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple". Thèse, antithèse, synthèse, comme on le voit. non pas blanc, noir, gris... Non. soupir, esprit d'un monde sans âme, narcotique. Expression, protestation, opium. La somme n'est pas nulle : elle est, à l'évidence, négative.
1. La religion est "expression" de la misère réelle, comme cela se voit, de nos jours, dans nombre de pays dont les peuples sont méprisés ou martyrisés. La religion est le rêve. Et le rêve est l'inversion de la conscience éveillée. Hommes et femmes, par son truchement, se tournent vers l'intériorité, ou vers la communauté des croyants, afin d'y trouver un auditoire pour leurs douleurs. Ici, ils expriment les secrets qui les oppressent, ici, ils soulagent leurs cœurs dévastés. "Dieu est une larme d'amour versée en cachette sur la misère humaine", écrivait déjà Feuerbach, que Marx a lu et révéré. Dieu, c'est un "soupire inexprimable qui se trouve au tréfonds de l'âme", avait déclaré Sebastian Franck, un mystique du XVIe siècle.
2. Mais la religion est aussi "protestation" contre la misère réelle, comme cela se devine dans la promesse de l'Evangile de Matthieu, selon laquelle "les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers". Voyez la théologie de la libération, en Amérique latine, qui, dans les années 1970, avait l'option de l' "option préférentielle pour les pauvres" sa principale règle de conduite. Voyez le prêtre Thomas Müntzer qui tenta, au cours de la guerre des Paysans, en Allemagne, de soulever les campagnes contre les princes régnants et les ecclésiastiques. Et qui finit décapité en 1525. Engels voyait en lui l'un des premiers communistes.
3. Vient enfin la synthèse, qui n'est pas un entre-deux pâlichon, destiné à réconcilier tout le monde : la religion est l'opium du peuple, un antalgique, un hypnogène, un émollient. L'homme religieux n'est heureux que de manière imaginaire. Et le véritable bonheur du peuple exige donc que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire. Car elle est toujours une arme, un recours possible pour toutes les variétés d'endormeurs. Ses hiérarques enseignent généralement soumission et résignation vis-à-vis des puissants. Elle sert aisément à ceux-ci de "manteau et prétexte", comme a dit Machiavel, lorsqu'ils entendent mener quelque croisade ou quelque guerre de rapine ("le Prince", chap. XXI). Le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur, déclare dans le même sens Spinoza, est de tromper les hommes et de colorer du nom de religion "la crainte qui doit les maîtriser, afin qu'ils combattent poure leur servitude, comme s'il s'agissait de leur salut" (Traité théologico-politique", préface). Et Lucrèce, l'épicurien, avait dénoncé, dès l'Antiquité, l'imposture et la cruauté des devins qui, chez les païens, tout du moins, réclamaient que du sang humain fût versé au cours d'atroces sacrifices. Bref, les mots doucereux, lénifiants de la religion recouvrent, le plus souvent, une volonté de sanctifier... l'état de fait actuel, les inégalités, l'oppression, les injustices et les déséquilibres sociaux. Kant avait signalé, lui aussi, que son rôle se réduit, parfois, à celui d'un vulgaire opiacé. Critiquer la religion, selon Marx, ce sera donc critiquer cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole. La combattre, ce sera lutter, comme par ricochet, contre ce monde lui-même. Contre ce monde dont elle est un peu l'arôme spirituel. Ce sera, somme toute, exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions.
BIO: Fils du militant communiste Henri Alleg, le philosophe Jean Salem, 61 ans, enseigne à l'université Paris-I et anime à la Sorbonne le séminaire "Marx au XXIe siècle". Il est notamment l'auteur du "Bonheur ou l'art d'être heureux par gros temps" (Bordas, 2005), et des "Atomistes de l'Antiquité. Démocratie, Epicure, Lucrèce" (Flammarion, 2013).


COMMENT DIEU VINT AUX HOMMES

Entretien avec Thomas Römer
Issu d'un façonnage multiséculaire, le monothéisme apparaît d'abord comme le geste politique d'un petit peuple, l'ancien Israël. L'éminent bibliste nous raconte l'histoire de cette "invention" collective.
Propos receuillis par Marie Lemonnier
Le Nouvel Observateur Comment naît le dieu unique issu de la Bible hébraïque ?
Thomas Römer D'abord, le dieu unique n'est pas tombé du ciel du jour au lendemain. On ne s'est pas non plus réuni autour d'une table en se disant qu'il y avait  trop de dieux et qu'on allait n'en garder qu'un seul. Le polythéisme est d'ailleurs une idée qui semble plus logique que le monothéisme, dans le sens où la diversité des dieux reflète les aspirations, les souhaits et les fantasmes des hommes. Le ciel polythéiste représente un roi entouré de ses ministres, une hiérarchie... On projette dans le ciel ce qui se passe sur la terre, ce qui permet aussi de légitimer les pouvoirs en place. Car, depuis toujours, et même si la Bible dit que Dieu a créé l'homme à son image, ce sont en réalité les hommes qui ont créé des dieux à la leur. Dans le Proche-Orient ancien, chaque peuple a ainsi son dieu tutélaire national auquel sont associées d'autres figures divines.
Pour Israël, ce dieu protecteur est connu sous le nom de Yahvé. Qui est-il ?
C'est un dieu de l'orage et de la guerre, jeune et fougueux, qui correspond au Seth des Egyptiens et au Baal du nord du Levant. Israël l'emprunte à un groupe nomade du Sud appelé Shasou, qui entretenait des relations conflictuelles avec les Egyptiens et qui pourrait avoir obtenu une victoire contre eux attribuée au dieu Yahvé. C'est en 852 av. J.-C. qu'appraît la première mention de Yahvé comme dieu d'Israël sur la stèle d'un roi moabite du nom de Mesah. Mais Yahvé n'a pas toujours été le dieu d'Israël, ni le seul. A côté de Yahvé, la Bible mentionne également El. El est la première divinité sous la protection de laquelle se sont placées les tribus des fils de Jacob, lorsqu'elles se sont fédérées sous le nom d'Israël dans les montagnes de Samarie, au XIIème siècle avant notre ère. Le nom d'Israël se compose d'ailleurs avec son nom. El est la divinité suprême des panthéons cananéens et proto-arabes, la figure du créateur du monde et père de tous les dieux, un vieux sage retiré des affaires du monde.
Pourquoi Yahvé prend-il la place du puissant El ?
Ce sont vos préjugés monothéistes qui vous font dire ça. Les deux dieux ont pu être honorés de façon concomitante. Ce n'est que progressivement que la religion d'Israël s'est unifiée autour de Yahvé et de lui seul. Le règne de Josias marque à cet égard un tournant. Avec sa réforme politique et religieuse, dans les années 620 av. J.C., le roi opère un grand ménage dans le temple de Jérusalem. Pour consolider une royauté et une identité affaiblies, Josias centralise la religion judéenne autour de Yahvé et élimine les cultes qui lui étaient liés, comme celui d'Aresha, sa parède [divinité associée, NDLR]. On estime aussi que l'ouverture primitive du livre du Deutéronome, "Ecoute, Israël, Yahvé est notre Dieu, Yahvé est Un" (Dt 6,4), est rédigée à ce moment-là. Mais il ne s'agit pas encore d'un véritable monothéisme au sens où nous l'entendons aujourd'hui, car l'existence d'autres dieux n'est pas niée. Ce que la Loi de Deutéronome exige n'est d'abord qu'une monolâtrie, c'est-à)dire le fait de n'adorer qu'une seule divinité, Yahvé, et en un seul endroit, le temple de Jérusalem.
Comment donc le Yahvé d'Israël finit-il par s'imposer comme unique dieu et créateur de l'univers?
Le biblique est un acte politique. Il naît à un moment où les structures traditionnelles sont ébranlées. Nous sommes à l'époque de la destruction de Jérusalem, en 587 av. J.-C., quand les Babyloniens s'emparent du petit royaume de Juda. Le temple est détruit, le roi et l'intelligentsia sont déportés, il n'a plus de cohésion géographique. Or de telles défaites étaient généralement interprétées comme une faiblesse du dieu protecteur face aux dieux des vainqueurs. Quand le deuxième Isaïe proteste que "le bras de Yahvé n'est pas trop court" (Is 59,1), c'est le signe que la question de sa puissance a été posée. La société judéenne vit une crise identitaire profonde. Mais le coup de génie des intellectuels judéens en exil va être de retourner cette rhétorique des vainqueurs au profit de Yahvé. Les scribes qu'on appelle aujourd'hui "deutéronomistes", puisqu'ils s'inspirent du style et de la théologie de Deutéronome, vont donc écrire l'histoire. A la fin du Livre des Rois (2 Rois 24-25), ils expliquent ainsi que c'est Yahvé lui-même qui a décidé tous ces événements et qu'il s'est servi des Babyloniens comme d'un outil entre ses mains pour punir son peuple et les rois qui se sont sans cesse écartés de sa volonté, qui est inscrite dans le livre de Deutéronome. Et si Yahvé s'est montré capable de contrôler les dieux de Babylone, c'est que ceux-ci ne sont pas de vrais dieux, mais des statues qu'on promène, de vulgaires bouts de bois ou de métal fondu sans le moindre pouvoir. Une importante polémique sur les idoles va éclater. La conséquence est claire : face à ces statues façonnées par la main de l'homme, il n'y qu'un seul vrai dieu, Yahvé. "C'est moi Yahvé, il n'y en a point d'autre", dit le deuxième Isaïe.
Le monothéisme commence donc ici ?
Le rejet catégorique de toute divinité autre que Yahvé est une étape vers l'idée monothéiste inaugurée par le judaïsme. Pourtant, prenons garde aux anachronismes, la Bible n'expose pas de doctrine cohérente sur l'identité de Dieu. Il ne faut pas oublier que le monothéisme est un concept moderne forgé au siècle des Lumières pour défendre deux thèses : la première, dont nous sommes héritiers, est la supériorité des religions monothéistes sur les polythéistes; la seconde pose qu'un monothéisme primitif aurait préexisté aux systèmes polythéistes, qui ainsi vénéraient sans le savoir un même principe créateur. C'est donc un concept très chargé idéologiquement! Néanmoins, des textes bibliques qui insistent sur l'affirmation que Yahvé est le seul dieu, et que les autres dieux sont des "idoles", se trouvent bien à l'origine du monothéisme. Ce qui est fascinant, c'est que cette invention du monothéisme dans les débuts du judaïsme, qui sera également à l'origine du christianisme et de l'islam, vient d'un petit peuple assez misérable et qui vivait dans l'équivalent d'un tiers-monde pour les Perses.
Comment devient-il universel ?
Ce n'est que bien plus tard, avec les rabbins et les Pères de l'Eglise, que s'affirme l'idée d'un dieu seul et donc universel, omniprésent et omniscient. Dans la Bible, on ne parle que de "Dieu un". Les textes bibliques utilisent même fréquemment des concepts polythéistes. "Dieu règne sur l'assemblée des dieux", dit par exemple le psaume 82. Dans les textes plus récents, on voit encore réapparaître des ministres de la cour céleste, des anges... Sans doute pour réduire la distance entre ce Dieu transcendant et infiniment lointain et l'homme. La persistance des concepts polythéistes reflète peut-être aussi l'impossibilité de penser le monothéisme jusqu'au bout. Car le problème du monothéisme, c'est qu'il pose une question théologique ou philosophique importante : la question de l'origine du mal. En l'absence de dieux qui endossent les rôles malveillants, le dieu unique devient responsable de tout en quelque sorte. C'est pourquoi on invente cette dualité Dieu-diable. On va essayer de sortir le mal de Dieu et l'attribuer à Satan. Dans la Bible hebraïque, le Satan reste encore sous les ordres de Yahvé, mais dans le Nouveau Testament le diable est souvent présenté comme l'ennemi de Dieu, ce qui est déjà plus dualiste que monothéiste. Apparemment, le ciel ne peut rester totalement vide.
Peut-on finalement se passer de Dieu ?
Le monothéisme a institué une césure qu'il est difficile de faire oublier, surtout dans une civilisation occidentale tellement influencée, en bien et en mal, par le christianisme. Ma seule certitude, c'est que même dans un contexte laïque et areligieux l'homme ne peut pas se passer de la question du sens, c'est même ce qui le définit. Mais l'homme peut-il se mettre à la place de Dieu, remplir le vide? Cela nécessite un peu plus d'imagination philosophique. Ce qu'il n'est pas interdit d'espérer.
BIO: Thomas Römer, 59 ans, est titulaire de la chaire "milieux bibliques" au Collège de France, à Paris, et professeur spécialiste de Bible hébraïque à l'université de Lausanne. Cet expert mondialement reconnu a publié cette année deux ouvrages lumineux : "la Bible, quelles histoires ! Les dernières hypothèses" (Bayard et Labor et Fides), et "l'Invention de Dieu" (Seuil), qui vient de remporter le prix du livre d'histoire des religions décerné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Le Nouvel Observateur
N° 2598, 21 Août 2014

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