jeudi 9 mai 2013

Le vrai ennemi d'Israël n'est pas la Syrie

Quelle interprétation faire du raid aérien mené, peu avant l'aube du dimanche 5 mai, par les chasseurs bombardiers israéliens contre des entrepôts militaires de la banlieue de Damas? Il ne faut pas s'attendre à ce que le gouvernement de Jérusalem nous donne la moindre explication. Dans ce genre d'action, qui n'obéit pas vraiment aux règles de la Charte des Nations unies, les autorités civiles et militaires israéliennes ont pris l'habitude de ne jamais s'exprimer. Ni confirmation, ni démenti. Le même silence flegmatique s'était appliqué après le raid de 2008 contre un réacteur nucléaire syrien expérimental ; ou après celui qui avait détruit un entrepôt de roquettes (promises au mouvement islamiste palestinien Hamas), dans la banlieue de Khartoum, en octobre 2012 ; ou après celui du 30 janvier 2013 contre un centre de recherche situé sur la route Damas-Beyrouth. Toujours soucieux de sauver la face des États dont le territoire est attaqué - afin de réduire la virulence des possibles représailles -, les Israéliens n'aiment pas pousser d'inutiles cocoricos.
Les bombes de Tsahal ne visaient certainement pas affaiblir le régime de Bachar el-Assad déjà épuisé par deux ans de guerre contre-insurrectionnelle. Depuis trente ans, entre la Syrie baasiste et Israël, deux États théoriquement en guerre, existe une sorte d'accord tacite de non-agression. Leurs 43 kilomètres de frontières communes sont restés calmes, jusqu'à l'éclatement de la guerre civile, à l'été 2011, entre le gouvernement de Damas et les katibas islamistes issues des campagnes et des banlieues sunnites déshéritées. Lors des 34 jours de conflit entre Israël et le Hezbollah de l'été 2006, Tsahal ne prit même pas la précaution de renforcer ses effectifs sur le plateau du Golan (conquis lors de la guerre des Six-Jours de 1967), tant l'état-major était sûr que l'armée syrienne ne bougerait pas. En 1989, à Taëf, lorsque les Américains, les Saoudiens et les Français décidèrent de donner le Liban en protectorat à Hafez el-Assad (le père de Bachar), Israël ne broncha pas. Un an plus tard, Assad rejoignait la coalition anti-irakienne menée par l'Amérique : l'armée syrienne allait s'en prendre à un Saddam Hussein qui envoyait des Scuds sur Tel-Aviv. Offrant stabilité et prévisibilité, la dictature laïque de la famille Assad est un régime dont s'est toujours bien accommodé le gouvernement israélien.
Dimanche dernier, ce sont les fusées du Hezbollah que ciblait l'armée de l'air israélienne. Le mouvement chiite libanais, qui contrôle le sud du Liban ainsi que la plaine orientale de la Bekaa, est devenu la bête noire des stratèges israéliens, surtout depuis la guerre de 2006, où la formidable puissance de Tsahal sembla glisser sur ces combattants insaisissables, courageux, résilients, organisés. Les Israéliens estiment que le Hezbollah fonctionnera toujours comme le bras armé de l'Iran au Levant. Ils ne veulent pas que leur marge de manœuvre vis-à-vis d'un Iran poursuivant son programme nucléaire militaire soit réduite par la peur d'une pluie de roquettes sur les villes et kibboutz de Galilée.
Le raid de Damas ne constitue qu'un épisode supplémentaire de la guerre secrète - faite de sabotages et d'assassinats jamais revendiqués -, que se livrent Israël et la Perse depuis mai 2005, date de la victoire à l'élection présidentielle iranienne du démagogue Ahmadinejad. Les gouvernements israéliens voient en ce dernier le principal ennemi d'Israël, dans la mesure où il conteste l'ampleur de la Shoah et le bien-fondé historique de la création d'un État juif en Palestine. La menace iranienne est en vérité plus virtuelle que réelle, car l'Iran est loin du Levant , car le chiisme est plus tolérant que le sunnisme, car Ahmadinejad ne représente pas la majorité de la population iranienne, laquelle n'a jamais dans son histoire entretenu de griefs contre les juifs.
En revanche, les islamistes sunnites qui prolifèrent au Levant depuis le succès des révolutions arabes représentent le vrai danger pour Israël. Pour eux, Israël est littéralement le diable. Quand ils auront pris Damas, ils se jetteront immédiatement contre l’État hébreu, car animés par une haine religieuse, laquelle est toujours plus profonde qu'un différend politique.
En fait, Israël est confronté à un empilement de trois ennemis, qui ne sont pas de même nature. Il y a l'ennemi émoussé : l'idéologie baasiste qui lui fit la guerre en 1948. L'ennemi fabriqué : l'Iran d'Ahmadinejad. L'ennemi irréductible : le fanatisme sunnite. Tout l'enjeu de la prochaine décennie pour les stratèges israéliens sera de bien faire la différence entre ces trois types d'ennemis.
Renaud Girard
Le Figaro, Mardi 7 mai 2013, p. 15

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